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Le retour de Schreker

Strasbourg
Opéra national du Rhin
10/28/2022 -  et 30 octobre, 2, 5, 8 (Strasbourg), 27, 29 (Mulhouse) novembre 2022
Franz Schreker : Der Schatzgräber
Thomas Blondelle (Elis), Helena Juntunen (Els), Paul Schweinester (Le bouffon), Derek Welton (Le roi), Doke Pauwels (La reine), Damian Arnold (Le chancelier), Damien Gastl (Le comte), Daniel Dropulja (Le médecin du roi), Thomas Johannes Mayer*/Kay Stiefermann (Le bailli), James Newby (Le gentilhomme), Glen Cunningham (Le greffier), Per Bach Nissen (L’aubergiste), Tobias Hächler (Albi), Fabien Gaschy (Un lansquenet), Anna‑Chiara Muff, Stella Oïkonomou, Laurence Hunckler‑ElMoncef (Voix du lointain)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Alessandro Zuppardo (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction musicale)
Christof Loy (mise en scène), Eva‑Maria Abelein (reprise de la mise en scène), Johannes Leiacker (décors), Barbara Drosihn (costumes), Olaf Winter (lumières)


(© Klara Beck)


On ne sort jamais indemne d’un opéra de Schreker, du moins quand il s’agit de l’un de ses trois ouvrages majeurs, Der ferne Klang (1912), Die Gezeichneten (1918) et Der Schatzgräber (1920). A chaque fois un charme puissant et insidieux opère, qui affaiblit les jambes quand il s’agit de quitter sa place, et laisse la tête dans les étoiles pour le reste de la soirée, le phénomène le plus intrigant restant que ce charme opère avec la même intensité aujourd’hui qu’il y a un siècle. La lecture des critiques de l’époque, dont l’excellent programme de salle de l’Opéra du Rhin compare intelligemment l’unanimité avec celle de nos propres comptes rendus actuels, en témoigne de façon passionnante.


Magie, sorcellerie, envoûtement... c’est assurément dans l’orchestre que l’essentiel des sortilèges schrekeriens prend naissance. « Schreker continue d’extraire d’un fleuve infini, sans cesse renouvelé, depuis une source qui semble inépuisable, l’or de son orchestre, enivré de couleurs », écrivait en 1920 un lointain collègue journaliste des Frankfurter Nachrichten. On ne saurait mieux dire ! Et puisque, manifestement, philtre sonore il y a, c’est aux chefs d’orchestre qu’il incombe prioritairement d’en sublimer la recette. Et là, c’est avant tout une affaire de spécialistes.


Clairement, l’essentiel de l’histoire de la Schreker Renaissance, comme disent nos voisins allemands, se concentre depuis quarante ans sous les mêmes baguettes : l’immense Michael Gielen, qui pourtant, grand sceptique, à Francfort, en 1979, y allait quasiment à reculons au début, pour des Gezeichneten restés historiques, Lothar Zagrosek, Kazushi Ono, autre précurseur, à Karlsruhe, en 1999 déjà, pour ce même Schatzgräber, et aujourd’hui Kent Nagano, Sebastian Weigle, Marc Albrecht, Marko Letonja (qui a fait ses premières armes ici même, à l’Opéra national du Rhin, en 2012, avec Der ferne Klang)... Un cercle relativement fermé, auquel on n’accède pas facilement (Ingo Metzmacher, qui a raté ses Gezeichneten à Munich en 2017, en sait quelque chose), mais auquel Marko Letonja appartient de plein droit, et il nous le prouve encore amplement ce soir. A l’Opéra du Rhin, l’intendance ne facilite rien, la fosse est inconfortable et pas assez grande, l’acoustique est rétive, et réussir à domestiquer correctement des nappes sonores aussi riches dans des conditions pareilles relève de l’exploit. Les instruments de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg débordent de la fosse jusqu’à occuper deux étages des loges d’avant‑scène, et l’entassement menace, voire la fatigue qui en découle. Passons sur quelques pailles d’intonation des cuivres, qui parfois font trop ressentir la trame sous l’élégance de la matière, pour souligner avant tout l’indiscutable compétence et l’efficacité d’un tel travail. Chapeau bas !


Les livrets de Schreker sont bizarres et compliqués, mais leur sophistication maladive est aussi l’un des éléments clés d’une certaine fascination, les arabesques psychologiques compliquées de l’action semblant répondre aux sortilèges vénéneux qui sortent de la fosse, voire s’en nourrir. Une complexité au demeurant jamais gratuite, car Schreker, fin dramaturge, qui signait lui‑même tous ses livrets, a l’art d’aller titiller avec une intuition quasi psychanalytique des ressorts très profonds de l’âme humaine. Les situations qu’il met en scène sont improbables, mais les pulsions exposées le sont avec une acuité et une précision troublantes. Ce n’est sans doute pas un hasard si de tels opéras, qui placent l’humain et ses conflits les plus secrets au centre du débat, peuvent résonner en nous aujourd’hui avec autant d’acuité, au début de nos années 20 qui par de nombreux aspects (guerres, innovations galopantes, épidémies...) ressemblent de façon étonnante à celles d’il y a un siècle. On ne va pas raconter ici en détail le livret de Der Schatzgräber, affaire médiévale et compliquée, où l’on croise notamment une reine muette et maladive, atteinte de consomption lente depuis qu’on lui a volé ses bijoux, une femme fatale criminelle avide de tout ce qui brille, un barde au luth doté de pouvoirs magiques particuliers, un bouffon au cœur gros comme ça... Tout à la fois un conte de fées plutôt noir, une intrigue policière, voire une histoire d’amour contrariée qui se résoudra, au troisième acte, en un orgasme nocturne à faire chavirer toutes les têtes. L’essentiel étant qu’on laisse un hybride aussi monstrueux fonctionner scéniquement, avec sa part de naïveté littérale.


Est‑ce le cas pour la production de Christof Loy, inaugurée en mai dernier à Berlin et reprise à l’Opéra national du Rhin dans une distribution entièrement différente ? Pas vraiment, mais il fallait s’y attendre. Rien qu’à Berlin, c’est la troisième fois que Christof Loy se confronte à un ouvrage « décadent » de ce type, après Das Wunder der Heliane de Korngold et Francesca da Rimini de Zandonai, et à chaque fois c’est pareil. Un bel intérieur début de siècle, où éventuellement quelques accessoires peuvent changer, toujours dessiné par le même Johannes Leiacker, des costumes qui ne semblent connaître que la robe du soir et le complet veston... les images de ces spectacles, au demeurant tous très réussis, sont quasiment interchangeables. Loy ne s’embarrasse ni de détails, ni d’anecdote, au point de ne pas hésiter à distordre beaucoup les situations. Seule compte la grande ligne, la façon dont les personnages interagissent, et pas tellement le contexte, au point d’ailleurs que le concept fonctionnerait encore assez bien même s’il n’y avait ni décor ni costumes particuliers. Ceci n’enlève rien aux mérites de Baraba Drosihn, dont les uniformes et tenues de soirée tombent impeccablement, ni de Johannes Leiacker, dont le palais de marbre noir aux allures de mausolée se laisse durablement regarder, mais l’essentiel n’est pas là. Que tout se passe dans le même grand salon, avec toujours les mêmes choristes/figurants aristocratiques qui passent et repassent, les personnages les plus populaires n’ayant dès lors plus d’autre fonction possible que celle de domestiques ou de chargés de mission, pose d’ailleurs de sérieux problèmes de vraisemblance, mais que l’intensité de la direction d’acteurs relègue toujours au second plan. L’âge de la maturité venu, Christoph Loy parvient de mieux en mieux à négocier les gageures qu’il s’impose, avec à la clé un spectacle à la fois intelligent et beau, y compris même au cours d’une étonnante scène d’orgie, nuit d’amour parfumée et voluptueuse où toute la cour se mélange, au diapason du couple principal, et qui pourrait facilement tourner au ridicule absolu, ce qui, pourtant, n’arrive jamais.


Aucun défaut non plus dans la distribution, même si Thomas Blondelle, titulaire très crédible, s’épuise un peu à chanter les longues ballades d’Elis, avec à la fin des aigus blanchis, mais qui restent justes. Tous les rôles, du plus exposé au plus petit, sont impeccablement tenus, avec parfois quelques ajustements nécessaires, comme pour le bouleversant bouffon de Paul Schweinester, qui n’a pas la projection adéquate mais compense par d’autres atouts. Beaucoup de présence, y compris en ce qui concerne l’intelligibilité du texte, du côté du Roi de Derek Welton, ou du Bailli de Thomas J. Mayer, qui tenait le rôle en mai à Berlin et a pu arriver à Strasbourg au dernier moment pour remplacer Kay Stiefermann, malade. Et puis il y a évidemment l’atout maître Helena Juntunen, ici même déjà une fantastique Grete dans Der ferne Klang et plus récemment une Salomé d’exception. Une part non négligeable de la réussite de cette soirée repose sur elle, a fortiori dans un contexte aussi dépouillé, responsabilité qu’elle assume brillamment, sans aucune défaillance.


Pour l’Opéra du Rhin, à nouveau une création française, après celle de Der ferne Klang en 2012. Et sinon, où, Schreker, en France ? Un peu à Lyon (Die Gezeichneten, Irrelohe), et c’est sensiblement tout. Déjà en Allemagne, la Schreker Renaissance reste timide, et affaire, on l’a déjà dit, de quelques chefs et théâtres seulement. Alors chez nous... C’est dommage, car une telle musique et de telles thématiques sont à même, au‑delà de l’apparent exotisme daté qui fait aussi leur charme, de nous parler encore très directement à tous, comme il y a un siècle.



Laurent Barthel

 

 

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