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Asturias, patria querida Oviedo Teatro Campoamor 09/11/2022 - et 13, 15, 17 septembre 2022 Luis Vázquez del Fresno : La Dama del alba (création) Mikel Uskola (Peregrina), David Lagares*/Luis López Navarro (Abuelo), Marina Pinchuk*/Marina Pardo (Telva), Sandra Ferrández*/Maite Alberola (Madre), Beatriz Díaz*/Berna Perles (Adela), Santiago Vidal (Martín), Carmen Solís*/Maria Zapata (Angélica), Juan Noval‑Moro (Quico), Ruth González (Dorina), Irene Gutiérrez*/Rita García (Andrés), Gabriel Orrego*/Carla Gutiérrez (Falín)
Coro titular de la Opera de Oviedo (Coro Intermezzo), Pablo Moras (chef de chœur), Orquesta Sinfónica del Principado de Asturias, Rubén Díez (direction musicale)
Emilio Sagi (mise en scène), Daniel Bianco (décors), Susana de Dios (costumes), Albert Faura (lumières)
(© Stéphane Guy)
La soixante‑quinzième saison d’opéra d’Oviedo vient de débuter par une création, la deuxième dans l’histoire du théâtre lyrique de la capitale des Asturies après celle de Fuenteovejuna de Jorge Muniz d’après Lopede Vega, en 2018. Il s’agissait d’un opéra d’un compositeur asturien sur un livret écrit par lui d’après une pièce asturienne d’un écrivain asturien, l’Orchestre symphonique de la Principauté et le chœur de l’opéra de la ville étant dirigés par un chef né aux Asturies et la mise en scène étant assurée par un natif d’Oviedo. Tant de localisme, vanté à longueur de pages dans la presse locale, ne pouvait conduire qu’à un beau succès auprès du public... asturien, attaché à sa « patrie chérie » comme le dit l’hymne local.
Luis Vázquez del Fresno, le compositeur, est né sur la côte, à Gijón en 1948. Bon pianiste comme ConcertoNet le constata en 2013 dans ses propres œuvres, formé à Oviedo, Madrid et Paris, ancien enseignant au Conservatoire d’Oviedo, il est l’auteur de pièces pour piano, de mélodies, notamment sur des poèmes d’Antonio Machado et de Pedro Salinas, et de cet opéra, La Dame de l’aube, finalisé en 2003, sensible, comme il l’expliqua lui‑même lors d’une courte intervention effectuée dans la salle de presse de La Nueva Espana le 9 septembre, juste avant la répétition générale de l’opéra, à sa narration et sa poésie.
Le livret a été rédigé par lui‑même. Il s’inspire d’un drame éponyme en quatre actes que le compositeur a réduit à trois, les deux derniers faisant l’objet de la seconde partie de la soirée et les deux parties du spectacle étant d’une durée équivalente, d’une heure et dix minutes.
La pièce source, dédiée à la terre des Asturies, à ses paysages, ses hommes et son esprit, est celle d’un poète, essayiste, scénariste et dramaturge asturien, Alejandro Casona, tout à fait méconnu en France mais renommé en Espagne et en Argentine, où un théâtre porte son nom à Buenos Aires. L’auteur, de son vrai nom Alejandro Rodríguez Alvarez, est né dans un petit village, Besullo, perdu au bout d’une route de montagne interminable partant de Cangas del Narcea, ville asturienne qui nous semble déjà au bout du monde. Il prit comme nom de plume celui de la grande maison dans laquelle il grandit. Instituteur dans son village, il devint inspecteur académique en 1931, quitta l’Espagne en 1937 pour s’installer en Argentine, où nombre de ses pièces furent écrites et montées, dont La Dame de l’aube en 1944, et où il connut Alberto Ginastera, pour qui il écrivit le livret de son opéra Don Rodrigo, avant de revenir en Espagne en 1962 pour y mourir en 1965. L’introduction à ses œuvres complètes, publiées par l’éditeur Aguilar en 1967, signée de l’écrivain et ancien directeur du Théâtre national espagnol Federico Carlos Sainz de Robles, réussit le tour de force, malgré ses deux cent quarante‑quatre pages, de ne rien dire de son exil durant la période franquiste, même de façon allusive compte tenu de la date de sa publication. C’est que Alejandro Casona était protestant – on peut voir des traces du temple à Besullo –, enseignait et était passionné par la pédagogie comme la transmission de la culture, thème d’ailleurs évoqué dans La Dame de l’aube. Cela suffisait pour être honni par les franquistes et il valait mieux partir avec un tel profil d’« intellectuel » pour sauver sa peau après 1936 et ne pas terminer comme Federico García Lorca, criblé de balles par des imbéciles. Seuls les succès de l’écrivain en Amérique latine lui permirent de revenir en Espagne plusieurs décennies après la Guerre civile, ses pièces recommençant à y être montées.
La Dame de l’aube, son plus grand succès, narre l’histoire d’une famille de quatre enfants dont l’un, l’aîné, marié depuis peu, Angélica, se serait noyé dans une rivière sans que l’on ait retrouvé son corps, au grand désespoir de la mère, le deuil éternel couvrant le quotidien de la famille et l’écrasant comme une chape de plomb. Une Pèlerine de passage cherche refuge et son arrivée bouleverse tout. C’est en fait la Mort comme a fini par le comprendre le Grand‑père, la sagesse incarnée. Elle est venue pour emporter le mari d’Angélica, Martín, qui seul sait que sa femme est en fait partie avec son amant en ville, puis Adèle, une femme sauvée du suicide, chère désormais au cœur de Martín et qui prend progressivement la place d’Angélica dans la maisonnée. Retrouvée, malheureuse, par la Pèlerine, Angélica doit choisir entre la mort véritable ou la honte. Elle choisit la première option et se noie cette fois‑ci vraiment dans la rivière. On découvre son corps intact après, aux yeux de tous, incrédules, quatre ans d’immersion. L’histoire, aux relents fantastiques, nimbée des brouillards asturiens, joue avec les légendes et mythes des Asturies où coulent des rivières enchantées. Elle plut au philosophe existentialiste Gabriel Marcel, qui, à en croire Federico Carlos Sainz de Robles, aurait parlé à son propos dans Les Nouvelles littéraires de l’époque de « suavité musicale » lui faisant penser bien curieusement, pour ne pas dire pour des raisons incompréhensibles, à Moussorgski, à certaines pages méconnues d’Albéniz ou à un Schubert transporté sur les rives de la Méditerranée (sic)... Mais c’est bien un compositeur asturien qui devait s’en inspirer après le Français Emile Damais, sur un livret d’André Boll en 1962, et le compositeur slovaque Bartolomej Urbanec en 1976, auteurs d’œuvres à l’évidence passées à la trappe.
Ce troisième opéra d’après Casona, résultat de douze ans de travail, a attendu près de vingt ans pour être monté. C’est dire combien la patience du compositeur aura été soumise à rude épreuve mais elle aura été récompensée. Musicalement, c’est moins l’influence d’Olivier Messiaen, dont Luis Vázquezdel Fresno suivit les cours d’analyse à Paris, que celle de Claude Debussy qui frappe : bref prélude, intermèdes orchestraux puissants, théâtre chanté, peu de voix mêlées. Ce nom vient d’autant plus à l’esprit que la mise en scène place le premier acte de l’opéra au milieu de la forêt comme dans Pelléas et Mélisande. L’ensemble est plutôt tonal voire post‑romantique avec quelques concessions à l’atonalité, fort sages au demeurant. Luis Vázquez del Fresno y démontre des talents d’orchestrateur indéniables. Il utilise à fond les couleurs d’un orchestre ample où l’on perçoit notamment un saxophone alto, un piano, un célesta, un xylophone et un glockenspiel. Le compositeur ne cède pas à la tentation du folklore. Certes les enfants chantent des comptines locales et le chœur chante à un moment A coger el trébole (A la cueillette du trèfle), chanson traditionnelle très connue aux Asturies, mais point de cornemuse et pas de bable, le dialecte local. Le début du deuxième acte étonne. C’est un superbe solo de saxophone de Javier Rubio faisant presque penser à quelque comédie musicale américaine. Le final, sollicitant un excellent Chœur Intermezzo qui à la fois renforce l’action et incarne le peuple du village lors des fêtes de la Saint‑Jean, n’est quant à lui pas loin de quelques pages de Prokofiev, très rythmé autour d’une caisse claire.
Les voix des anciens sont confiées à des tessitures sombres, celles des jeunes à des tessitures aiguës. Le rôle de la Pèlerine est dévolu à un contre‑ténor, sans doute pour en souligner l’ambiguïté. Celle-ci est renforcée par la mise en scène. Mikel Uskola apparaît en effet, blanc comme un linge, sous une cape telle la Mort sortie du Septième Sceau, mais habillé en dessous comme le comte Dracula, en gilet. Cette Pèlerine émeut malgré une stabilité vocale toute relative ; elle maudit son existence éternelle et sa pénible tâche à laquelle elle ne peut se soustraire et consistant à ôter la vie ; elle captive les enfants, bien innocents, par ses histoires et nous saisit dans ses duos avec le Grand‑père, incarné par l’excellente basse David Lagares, ou Adèle, interprétée, avec une voix un peu forcée, par la soprano Beatriz Díaz, ou encore Angélica, la soprano Carmen Solís, un cran en dessous car manquant d’articulation au point de rendre le sur‑titrage bien utile. La Mère de Sandra Ferrández, soprano, montre une sorte de folie soulignée par l’accompagnement musical, comme déréglé, sans en faire trop. L’orchestre, sous la direction hors de toute critique de Rubén Díez, se montre à la hauteur du drame, la section des bois, particulièrement sollicitée, étant vraiment remarquable. Quelles flûtes !
La mise en scène d’Emilio Sagi doit également être saluée. Elle utilise savamment le rideau de gaze fourni par le théâtre Arriaga de Bilbao et représentant une sombre forêt, les lumières d’Albert Faura faisant apparaître ou disparaître les personnages derrière avec des superpositions de plans comme dans un triptyque de Marc Desgrandchamps. La prairie de la seconde partie, bien verte comme il se doit aux Asturies et parsemée de petites fleurs, convainc moins, la manipulation des portes miroirs du pourtour de scène envoyant des éclairs de lumière dans les yeux du public. Les mouvements des chanteurs restent naturels et il se passe toujours quelque chose sur scène.
L’engagement de tous contribua à une vraie réussite globale. La pièce source puise dans des racines locales mais elle traite de thèmes universels d’une façon si riche qu’on comprend la fascination qu’elle a pu exercer sur le compositeur durant des années. Le spectacle, présenté quatre fois en ce mois de septembre, la respecte infiniment sans courir après une modernité passagère et les modes. Lors de cette première, il fut chaleureusement et justement applaudi par le public, au milieu duquel on reconnaissait les maires des villes d’Oviedo et d’Avilés. Le compositeur, naturellement monté sur scène à l’issue du spectacle avec les chefs d’orchestre et de chœur comme le metteur en scène, tout heureux, ne cachait ni sa joie ni son émotion. On le serait à moins après tant d’efforts.
Prochain opéra à Oviedo, après les trois autres représentations de La Dame de l’aube : Norma de Vincenzo Bellini, à partir du 6 octobre.
Stéphane Guy
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