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Une théâtralité éclatante

Madrid
Teatro Real
06/07/2022 -  et 8, 10, 11, 12*, 14, 16, 17 juin 2022
Claude Debussy : La Damoiselle élue
Arthur Honegger : Jeanne d’Arc au bûcher, H. 99

Camilla Tilling (La Damoiselle), Enkelejda Shkosa (La Récitante, Catherine), Marion Cotillard (Jeanne), Sébastian Dutrieux (Frère Dominique), Sylvia Schwartz (La Vierge Marie), Elena Copons (Marguerite, Soprano solo), Charles Workman (Porcus, Ténor solo, Héraut I, Clerc I), Torben Jürgens (Héraut II, Basse soliste), Etienne Gillig (Récitant, L’âne, Héraut III, Clerc II), Guillermo Dorda (Le héraut, L’avarice, Un paysan, Un prêtre), Ignacio Mateos (L’appariteur, Bedford, Perrot), Patricia Redondo (enfant soliste), Irene Garrido (Mère de Tonneaux), Juan Manuel Muruaga (Heurtebise), Ana María Fernández (Jean de Luxembourg), Alvaro Vallejo (Regnault de Chartres), Manuel Lozano (Guillaume de Flavy)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrès Máspero (chef de chœur), Pequenos Cantores de la JORCAM, Ana González (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Juanjo Mena (direction musicale)
Alex Ollé (La Fura dels Baus) (mise en scène), Alfons Flores (scénographie), Lluc Castells (costumes), Joachim Klein (lumières), Franc Aleu (vidéo)


M. Cotillard (© Javier del Real/Teatro Real)


L’histoire est bien connue. Ida Rubinstein commande l’œuvre à Honegger, et Paul Claudel, après quelques hésitations, écrit le poème. Composée en 1935, Jeanne d’Arc au bûcher ne sera créée qu’en 1938, en version de concert à Bâle, sous la direction de Paul Sacher. Bien que l’œuvre ait été destinée à l’Opéra de Paris, cette vénérable institution ne la verra qu’en 1950. Mais ce que présente le Teatro Real est une approche tout à fait originale, extraordinaire, même s’il est légitime d’être opposé à cette conception scénique. Et le spectacle commence avec une version théâtralisée de La Damoiselle élue de Debussy – on y reviendra.


Dans cette production de Jeanne déjà présentée à Francfort en 2017, tout est laid, miteux, sordide. Les costumes sont sales, comme les têtes, les figures. Le peuple apparaît minable, mais le peuple change, le peuple est le chœur, et le chœur est un des protagonistes de cet oratorio aux ambitions théâtrales pas toujours couronnées de succès dans l’original de Claudel et Honegger. Le peuple crie et gronde sa lamentation face à l’invasion anglaise de la guerre de Cent Ans (dans le prologue de 1944, après la Libération, une opportunité pour l’occasion de faire un parallèle avec l’invasion allemande, une opportunité aussi de faire oublier certains comportements du poète et un voyage à Vienne du musicien). Mais le chœur est aussi la multitude aliénée par le pouvoir, celle qui crie (encore) contre Jeanne, la sorcière, l’hérétique, la complice du diable. Il n’y a pas de beauté visuelle, tel est le choix d’Ollé dans sa mise en scène. La laideur comme poétique. La beauté appartient à Jeanne, dont le discours est parlé, rythmé dans la partition ; la beauté est celle de Frère Dominique. Mais c’est une beauté spirituelle, déduite des paroles, ce sont des manifestations de leur grâce.


Mais la scène est divisée, le côté céleste, en haut ; le côté terrestre, en bas. L’action de La Damoiselle élue, qui sert de prologue, se situe en haut, même s’il y a une claire référence en bas, la Récitante, narratrice. C’est en haut que chantent et marchent les deux saintes protectrices de Jeanne, Marguerite d’Antioche et Catherine d’Alexandrie, et également la Sainte Vierge Marie. Ses vêtements sont brillants, pas particulièrement beaux, mais sortis de l’iconographie baroque des sculptures d’église. Rien n’est beau, hormis les propos et l’âme de Jeanne et de Dominique. Hormis la beauté, bien sûr, de la musique. La beauté de La Damoiselle élue, un Debussy pas encore complètement Debussy, un Debussy de jeunesse (1888), avant les Nocturnes, Pelléas, les pièces de piano de maturité. Mais sa Damoiselle élue sert de sublime prologue céleste (avec la nuance terrestre de l’amour) au drame composite, Jeanne d’Arc au bûcher. Ici c’est la terre, la terre en flammes, la terre en guerre, qui domine l’action, même si Jeanne fait, toujours attachée au poteau de torture où elle sera brûlée vive, vient du ciel, a une communication avec le ciel. On se trouve en un temps où l’Inquisition italienne (et encore moins espagnole) n’étaient pas encore « inventées », mais l’imagination humaine était déjà en marche pour les grandes luttes religieuses à venir : oubliées les croisades et tous ces enfantillages, puisqu’on avait de nouvelles croisades pour s’entretuer.


Si Claudel était un catholique fervent, tout comme ses convictions de droite (ah, ses bénédictions poétiques du général Franco, du Pétain vichyssois !) ; si Honegger était un protestant sans faille ; si Ida Rubinstein était juive, convertie au catholicisme entre la composition de Jeanne et son interprétation (1938, comme on l’a vu) ; s’il y avait un certain retour à la foi, cela ne compte pas trop dans la conception d’Ollé. Ollé ne bâtit pas sa Jeanne sur des ressemblances entre notre époque et la fin de la guerre de Cent Ans (Jeanne a été sacrifiée quelques années avant la peste noire – quel siècle !) ; cela suffit avec le prologue de 1944. Ni les costumes, ni presque rien d’autre n’évoquent notre temps, sauf la scène brutale des voitures minables où deux femmes sont torturées par une bande criminelle... mais en même temps que Jeanne prononce ses plus belles paroles. Une interruption mal à propos ou une volonté de parallélisme dans l’action : la jeune fille élue pour le martyre et les femmes martyrisées dans l’anonymat et l’oubli ? Mais le côté religieux n’est pas tout à fait oublié dans cette production. Le ciel et la terre montrent leur continuité, malgré tout. Le diable n’existe pas, mais le mal existe, bien sûr, parfois déguisé en évêque de Beauvais (Cauchon), celui qui croit à l’existence du diable en oubliant celle de Dieu. Le drame proposé par Honegger à l’appui du texte de Claudel (exagérément encensé par Honegger, trop naïf ou trop généreux) est un drame terrestre où les forces religieuses sont derrière l’action, dramatique parfois, une farce souvent, visionnaire dans les dialogues de Jeanne et Dominique.


Prouesse de la part de Juanjo Mena, dans la fosse, raffiné, avec des nuances exquises dans Debussy, plein de sens théâtral dans Honegger, même si la théâtralité de Jeanne d’Arc au bûcher n’est pas toujours à la hauteur de son ambition esthétique. Et je demande pardon à la mémoire de notre regretté Harry Halbreich, dont la magnifique biographie d’Honegger pourrait s’intituler « Saint Arthur Honegger ». L’excellence de la direction d’orchestre a été perceptible d’emblée, avec une vision belle et nuancée de La Damoiselle élue. Camilla Tilling, bien connue et aimée dans ce théâtre, a chanté une Damoiselle de rêve, bien secondée, d’ailleurs, par Enkelejda Shkosa et par le chœur, d’une formidable délicatesse.


Si l’orchestre, avec Juanjo Mena, a été excellent dans Honegger, si la mise en scène a une théâtralité incontestable (on peut contester son contenu, sa façon de arranger le « composite », mais pas davantage), les solistes sont souvent à la hauteur. Marion Cotillard, qui a joué ce rôle très souvent, mais jamais avec une théâtralité si puissante, a reçu toute sorte d’éloges. Il est vrai qu’elle est une actrice formidable, une Jeanne d’aspect fragile et à la voix douce, mais, sans qu’il faille y voir une contradiction, une présence vigoureuse, une voix forte.


Côté chant, il faut remarquer l’excellence du Chœur Intermezzo, titulaire du Teatro Real, dont le chef, Andrés Máspero, est une fois de plus à la hauteur de sa valeur, ainsi que du chœur d’enfants dirigé par Ana González. Les solistes vocaux sont nombreux, mais l’importance de la Vierge et les deux saintes font de Schwarz, Copons et (encore) Shkosa trois chanteuses privilégiées. Parmi les autres solistes, il faut remarquer Charles Workman dans son interprétation bouffe (imposée par l’original, au demeurant) de Porcus, c’est‑à‑dire Cauchon, l’évêque dont la destinée a été maudite pour l’éternité parce qu’il a condamné Jeanne. L’écriture de style bouffe fait ressortir plusieurs voix de façon brève ou fugace.


En fin de compte, un spectacle d’une originalité certaine, qui a ses partisans et ses opposants, avec un orchestre et un chef en état de grâce, un chœur formidable, des voix correctes et le concours insurpassable de Marion Cotillard et Sébastien Dutrieux.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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