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Ora, cantiamo !

Bordeaux
Grand-Théâtre
05/22/2022 -  et 26, 31 mai, 5* juin 2022
Wolfgang Amadeus Mozart : Don Giovanni, K. 527
Alexandre Duhamel (Don Giovanni), Robert Gleadow (Leporello), Iulia Maria Dan (Donna Anna), Ariana Vendittelli (Donna Elvira), Nico Darmanin/Julien Henric* (Don Ottavio), Alix Le Saux (Zerlina), Alex Rosen (Masetto, Le Commandeur)
Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, Salvatore Caputo (direction), Maria Shabashova (pianoforte), Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Marc Minkowski (direction musicale)
Ivan A. Alexandre (mise en scène, lumières), Antoine Fontaine (décors, costumes, lumières), Natalie Van Parys (chorégraphie)


A. Duhamel, R. Gleadow (© Eric Bouloumié)


Prévue en 2020 à Bordeaux et à en 2021 à Versailles, la reprise de la production de la trilogie Da Ponte/Mozart par le tandem Alexandre/Minkowski, créée à Drottningholm en 2015 (et reprise à Versailles en 2017 avec la même équipe) a finalement été reportée à Barcelone puis Bordeaux en avril et mai‑juin 2022. Le détour en terre catalane ne s’est pas fait sans difficulté, la vaste salle du Liceu n’étant guère propice à cette production spécifiquement créée pour un petit théâtre en bois, car les décors de tréteaux garnis de rideaux de soie d’Antoine Fontaine n’aident pas à la projection des voix. De retour dans une salle adéquate, elle s’y trouve à son aise au Grand‑Théâtre de Bordeaux, car les chanteurs ne sont plus obligés de songer sans cesse à leur projection et peuvent raffiner à leur guise l’interprétation. Un détail parmi d’autres, dans la dernière représentation de Don Giovanni que nous avons vue le 5 juin: tout le récitatif qui suit la mort du Commandeur (« Leporello, ove sei ?  ») est chanté sotto voce par Alexandre Duhamel et Robert Gleadow, ainsi que le veut la partition (sotto voce sempre), ce que nous n’avions jamais entendu.


A tout seigneur, tout honneur : c’est Marc Minkowski qui est l’âme de cette production. Avec elle, il peut quitter Bordeaux, après deux mandats de directeur général, sur un triomphe. Sa direction de Don Giovanni est de celles qu’on espère entendre depuis des décennies, si on ne l’a pas rencontrée. Non qu’elle soit totalement en phase avec les dernières découvertes musicologiques (l’effectif orchestral n’est pas celui de l’époque de Mozart, le volume causé par la fosse haute est parfois un peu important comme dans la scène finale du Commandeur, et il ajoute un pianoforte un peu bavard), mais elle réunit les qualités des grands anciens avec l’apport des baroqueux, sur le plan des tempi, d’une vivacité folle, comme sur le plan dramatique : ce Mozart‑là vit comme aucun autre, car la pulsation vitale est au cœur du geste du chef, de sorte que la musique enrobe le chant, le dynamise, le caresse, s’en fait l’allié et le co‑narrateur le plus sûr. La fluidité que Marc Minkowski obtient de ses instrumentistes est simplement miraculeuse, et grâce à lui on tient là le Mozart le plus vrai, avec toute sa légèreté de touche et toute la gravité qui la sous‑tend. Tous les pupitres s’en donnent à cœur joie, et « Batti, batti » devient un véritable concerto pour violoncelle et voix, et bien des scènes s’en trouvent vivifiées, éclairées. C’est un Mozart dégraissé, mais pas allégé, dansant, pimpant qu’il nous offre, comme une folle journée aux allures de course joyeuse à l’abîme. L’impact de la scène finale du Commandeur, si elle frise l’emphase, cloue le spectateur à son siège, mais auparavant il aura respiré l’air du théâtre comme rarement.


Il faut dire que la mise en scène d’Ivan A. Alexandre revient aux sources du théâtre, avec ses tréteaux, ses ombres chinoises, ses rideaux changés à vue par les chanteurs, son jeu permanent sur l’artifice du théâtre (les chanteurs sont souvent sur les côtés de la scène, à se préparer sur leur coiffeuse pendant l’action, et ils font souvent face aux spectateurs quand ils s’adressent l’un à l’autre), ses astuces (la trappe sous la scène pour les moments où le duo des séducteurs Leporello et Don Giovanni arrivent à leurs fins avec leurs conquêtes). Tout est théâtre dans le concept, quand il n’est pas symbole. Les chanteurs font étalage de leurs dons d’acteurs, virevoltants, en mouvement perpétuel, menés par une direction d’acteurs pleine d’invention et de fantaisie. Leporello n’a jamais été aussi proche d’Arlequin, feu follet à la vis comica assumée, dont le catalogue est tatoué sur la peau même de tout son corps. On sait gré à Ivan Alexandre de respecter le fait qu’un seul et même chanteur incarne Masetto et le Commandeur, comme lors de la création de l’œuvre, les personnages étant parfaitement dissociés, le Commandeur affublé d’un masque représentant un crâne, masque qui passe ensuite au trio du même nom, et aux quelques choristes conservés par le metteur en scène pour le banquet final. Don Giovanni, après avoir été iconoclaste en rompant un pain au‑dessus de sa tête lors du banquet, finit dans une transe quasi dansée, les bras en croix, de façon christique, avant de disparaître derrière la nappe blanche du banquet qui l’enveloppe comme un linceul.


Dans ce cadre théâtral d’une cohérence et d’une vivacité éblouissants, la distribution, bien que n’étant pas totalement satisfaisante, trouve un terrain propice à se mettre en valeur brillamment. Si le couple Ottavio‑Anna ne manque pas de qualités (timbre et conduite du chant), il n’échappe pas à la convention : Julien Henric ne se réchauffe que dans « Il mio tesoro intanto », et reste assez terne ailleurs ; Iulia Maria Dan fait preuve de plus de flamme, mais son aigu en berne grève sa prestation, et déséquilibre les ensembles. Alix Le Saux est une Zerline vive, qui offre beaucoup de lumière au phrasé de ses deux arias, même si on aimerait entendre un mezzo plus charnu. Alex Rosen est une jeune basse américaine pleine de promesses : son Masetto est vocalement éclatant, et sur le plan dramatique, remarquablement joué ; son Commandeur impressionne, placé au fond de la salle dans la scène du cimetière, puis sidère dans la scène finale. Comme à Barcelone, Ariana Vendittelli est une vraie révélation en Donna Elvira : pleine de force intérieure comme de capacité de pardon, dans un costume androgyne du plus bel effet. Vocalement, elle se joue des embûches d’un rôle très piégeux. Le timbre est chaud et lumineux, les écarts de l’ambitus parfaitement assumés, le grave est coloré et l’aigu très sûr, la projection remarquable et l’italien superlatif. Son personnage émeut grâce à une conduite du son exemplaire, et des nuances idéalement dosées, étroitement liées aux émotions pourvues par le texte. Robert Gleadow est un cas : le baryton‑basse canadien est vocalement à la peine, l’émission devenue peu orthodoxe et le timbre éraillé, mais il compense cela par une vivacité théâtrale extraordinaire, et mille jeux vocaux sur les onomatopées qui, s’ils sont artificieux, font passer ces difficultés et lui permettent de camper un valet de comédie étonnant.


Alexandre Duhamel, depuis sa belle prise de rôle barcelonaise en avril, a déjà réussi à approfondir son personnage, vocalement et théâtralement. Cynique et séducteur, il multiplie les intentions théâtrales dans les récitatifs, par des inflexions savamment dosées : d’une grande finesse psychologique, troublant dans « Divertir mi » face à Elvira, menaçant face à Masetto (« ti pentirai »), résolu face au Commandeur (un « Verrete a cena ? » d’une formidable puissance). Il va même jusqu’à interpoler un fa dièse dans « Io mi voglio divertir ! », et ajoute un la grave dans la scène du Commandeur. Il campe un Don Giovanni complexe, au regard presque dément par instants, mais aussi rieur, jouisseur, moqueur, coureur, insaisissable. Sa sérénade, reprise au second couplet sur un fil de mezza voce enjôleuse d’une extraordinaire subtilité, est un véritable enchantement, et il se paie le luxe d’imiter la voix de Gleadow autour de « Meta di voi qua vadano », troublant dans son mimétisme, parfait pendant au comique outré de Gleadow en maître grimé. Dans la scène finale, le baryton français montre toute la puissance de son instrument, résistant au Commandeur, fier et insoumis. Ce portait du burlador est de ceux qui marquent une étape dans une carrière.



Philippe Manoli

 

 

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