About us / Contact

The Classical Music Network

Lausanne

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Une grande Tatiana est née

Lausanne
Opéra
04/03/2022 -  et 6, 8, 10 avril 2022
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Eugène Onéguine, opus 24
Kostas Smoriginas (Eugène Onéguine), Natalia Tanasii (Tatiana), Pavel Petrov (Vladimir Lensky), Irina Maltseva (Olga), Susanne Gritschneder (Madame Larina), Qiulin Zhang (Filipyevna), Alexandr Bezrukov (Prince Grémine), Alexandre Diakoff (Zaretsky, Un capitaine), Jean Miannay (Monsieur Triquet)
Chœur de l’Opéra de Lausanne, Gleb Skvortsov (préparation), Orchestre de Chambre de Lausanne, Gavriel Heine (direction musicale)
Eric Vigié (mise en scène, costumes), Jean-Philippe Guilois (assistant à la mise en scène, chorégraphie), Gary McCann (décors), Henri Merzeau (lumières), Gianfranco Bianchi (vidéo), Karolina Luisoni (assistante aux costumes)


(© Jean-Guy Python)


La production d’Eugène Onéguine programmée à Lausanne revient de loin. D’abord prévu en ouverture de la saison 2020-2021 puis reporté pour cause de pandémie, le chef-d’œuvre de Tchaïkovski subit aujourd’hui les contrecoups de la guerre en Ukraine. Eric Vigié, directeur de l’Opéra de Lausanne et metteur en scène du spectacle, a décidé de renoncer au soutien financier du consulat honoraire de Russie ; il a aussi été contraint de modifier une partie de la distribution initiale, car il est devenu compliqué de faire venir des chanteurs de Russie, de crainte qu’ils ne soient inquiétés à leur retour, en raison de la méfiance des autorités pour les Russes travaillant à l’étranger. Quoi qu’il en soit, pour le directeur et metteur en scène, l’annulation pure et simple du spectacle n’a jamais été une option : « Tchaïkovski appartient à tout le monde » a-t-il d’ailleurs judicieusement rappelé juste avant le début de la représentation, en précisant que le premier acte d’Onéguine avait été composé à Clarens, au bord du Léman. Il a aussi eu un mot pour Vladimir Urin, évincé de son poste de directeur du Bolchoï pour avoir signé une pétition contre la guerre. Eric Vigié a également tenu à préciser qu’il avait imaginé sa production il y a déjà quatre ans, mais qu’il n’a pas voulu se censurer eu égard à la situation actuelle. Au deuxième acte, on voit en effet des soldats russes en uniforme devant un tas de ferraille. Le télescopage avec les images défilant aujourd’hui sur toutes les chaînes de télévision est on ne peut plus évident. Au rideau final, le public a néanmoins accueilli avec enthousiasme cette lecture de l’ouvrage, seule une petite poignée de mécontents ayant manifesté sa désapprobation.


Coproduction avec l’Opéra royal de Wallonie, Eugène Onéguine aurait dû être étrenné à Lausanne en septembre 2020, mais la pandémie en a finalement décidé autrement, et c’est à Liège que le spectacle a connu sa première en octobre dernier. Eric Vigié a fait fi des robes à crinoline et des bals de la haute société de Saint-Pétersbourg. Le directeur lausannois a préféré une lecture plus politique de l’ouvrage, dans les très beaux décors dépouillés de Gary McCann, rehaussés par les chatoyantes lumières d’Henri Merzeau. Il a choisi de transposer l’intrigue de l’époque de la Révolution d’octobre jusqu’au début des années 1930 pour montrer la décadence d’une société en train de s’écrouler, exactement comme l’avait dépeint Pouchkine dans son roman en vers ayant inspiré Tchaïkovski. Au premier acte, le dandy Onéguine, vêtu de noir et chaussé de bottes militaires, est l’élément perturbateur de l’ancien monde qui n’a plus que quelques heures à vivre. Au deuxième acte, la révolution a eu lieu, on fête la fraternisation entre les paysans et leurs anciens propriétaires, sous l’œil goguenard de soldats bolchéviques. Mme Larina, enveloppée dans sa fourrure, et la vieille nourrice sont les seules à jeter un regard désapprobateur sur ces réjouissances, elles en ont vu d’autres. Au troisième acte, Onéguine retrouve Tatiana sous les statues de Lénine et de Staline, mais le choc des retrouvailles est d’autant plus grand que cette dernière est devenue entretemps une star du cinéma muet soviétique. Tatiana est ici clairement le personnage principal, comme l’a d’ailleurs voulu Tchaïkovski, qui songeait donner à son opéra le nom de l’héroïne. Ce qui frappe aussi dans cette mise en scène, c’est la direction d’acteurs, particulièrement soignée.


Ayant remplacé au pied levé à Liège la titulaire du rôle pour un soir, Natalia Tanasii assure à Lausanne les quatre représentations prévues en Tatiana. Annoncée souffrante, elle offre néanmoins une superbe prestation, seules quelques fragilités dans la voix trahissant çà et là une légère indisposition. Le timbre est clair et juvénile et la voix très bien projetée et parfaitement maîtrisée. La scène de la lettre est confondante de sincérité et de justesse d’expression ; une grande Tatiana est née. Au fur et à mesure de l’avancement du spectacle, la jeune fille sensible et mélancolique va se muer en aristocrate froide et distinguée. A ses côtés, l’Onéguine de Kostas Smoriginas semble un peu « brut de décoffrage », campant un protagoniste rugueux, d’une seule pièce, qui n’évoluera guère tout au long de l’opéra. Malgré quelques aigus un peu forcés, Pavel Petrov incarne un Lensky ardent et engagé, au timbre solaire. Alexandr Bezrukov est un Prince Grémine noble et élégant, quand bien même on aurait souhaité plus d’engagement dans le personnage. Parmi les seconds rôles, on citera en premier la nourrice touchante et pleine d’humanité de Qiulin Zhang, à la belle voix grave et corsée. Susanne Gritschneder a le port altier de Madame Larina et ses accents impérieux sont idéaux pour le rôle. En Olga espiègle et enjouée, Irina Maltseva est en parfaite opposition avec sa sœur Tatiana. Jean Miannay prête sa voix gracieuse à un Monsieur Triquet vu ici comme un reporter portant un béret. Le Chœur de l’Opéra de Lausanne, préparé par Gleb Skvortsov, mérite des éloges pour ses interventions parfaitement idiomatiques. Dans la fosse, l’Orchestre de Chambre de Lausanne, placé sous la direction de Gavriel Heine, en fait des tonnes dans le pathos, quitte à couvrir parfois les chanteurs, mais il est vrai que le frémissement de la musique de Tchaïkovski emporte tout sur son passage.



Claudio Poloni

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com