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Mémorable marine musicale signée Tristan Murail

Paris
Maison de la radio et de la musique
02/12/2022 -  
Allain Gaussin : Années-Lumière
Sébastien Gaxie : Cosmic Dance (création)
Diana Soh : Tu es magique (création)
Samir Amarouch : Analogies
Tristan Murail : Le Partage des eaux

B. C. Manjunath, Skanda (voix, mridangam), Karol Mossakowski (orgue)
Chœur de Radio France, Roland Hayrabedian (chef de chœur), Maîtrise de Radio France, Sophie Jeannin (chef de chœur), Orchestre national de France, Alexandre Bloch (direction)


A. Bloch (© Marco Borggreve)


Commande de l’Orchestre de Paris qui en assura la création en 1993 sous la baguette de Michel Tabachnik, Années-Lumière se veut « une longue rêverie sur l’Univers » (Allain Gaussin). Une vingtaine de minutes seulement, mais riche en événements, du magma sourd des tremolos de grosses caisses liminaire au choral majestueux de la coda. Le milieu explose en déflagrations et notes répétées (trompettes, xylophone, etc.) de part et d’autre du grand orchestre. L’écriture n’est pas sans rappeler par endroits celle de Jonchaies, avec ces degrés montants et descendants, ces jeux sur les masses. Alexandre Bloch, dans une brève allocution d’avant-concert dont il est coutumier, recommande de fermer les yeux afin de s’immerger plus facilement dans ce cosmos sonore ; conseil qu’on ne suivra pas. La disposition des pupitres, convenons-en, ne permet pas toujours de percevoir auditivement ce que l’œil voit, et certains effets ont quelque chose de déjà entendu... : il n’est pas aisé de succéder à Xenakis et Ligeti.


Semblable ambition n’encombre pas l’esprit de Diana Soh (née en 1984) dans la parenthèse enchantée Tu es magique, pour chœur a cappella. Remarquablement préparée par Sophie Jeannin, la Maîtrise de Radio France (constituée à plus de 90 % de filles) a bien intégré la propriété sonore de chaque mot et chaque langue (finnois, croate, etc.) – autant de traductions d’un même poème chinois. La compositrice d’origine singapourienne, grâce au modelage étudié des rythmes et des attaques, obtient une véritable orchestration vocale qui intègre bruits de bouche, claquements de langue, ports de voix... Il n’est pas jusqu’aux doigts et aux pieds qui ne soient sollicités. Cela est fait avec beaucoup de finesse, jamais contre nature. Les enfants prennent un plaisir manifeste à s’approprier l’œuvre, notamment lors d’une courte séquence ad libitum.


Retour au grand orchestre avec Cosmic Dance, l’autre création mondiale de ce soir. Sébastien Gaxie (né en 1984) parle de « deux cents musiciens » ! A l’Orchestre national de France réuni en grand conclave s’adjoignent la Maîtrise et le Chœur de Radio France (préparé par Roland Hayrabedian) ainsi que l’organiste Karol Mossakowski. Dans ce rituel indien, B. C. Manjunath (flanqué du jeune Skanda) fait plus que seconder le chef d’orchestre par ses incantations en onomatopées : il joue du mridangam (« tambour en tonneau à percussions digitales de forme oblongue, à deux faces ») et a mis de surcroît la main à la partition dont l’éclectisme linguistique (un poème sur le phénix signé de Lamartine s’invite au milieu des cellules rythmiques propres à la musique carnatique) est porté par une énergie et un élan qui semblent ne jamais devoir se tarir. D’où un manque de contrastes sur la durée, en dépit de la complémentarité d’écriture entre chœur d’enfants d’une part, chœur mixte d’autre part, et des efforts du/des compositeur(s) « pour répondre au besoin occidental de modulation et pour sortir du monde ». Si l’on ne marie pas plus facilement musique occidentale et musique indienne que le classique et le jazz, l’expérience valait sans doute d’être tentée.


L’expérience consistant à imiter les musiques électroniques au moyen d’instruments acoustiques, elle, n’est pas inédite, tant sans faut (citons Peter Eötvös, Thomas Adès). Samir Amarouch (né en 1991) relève le gant avec originalité dans Analogies (2017) en ce qu’il privilégie le petit ensemble sur le grand orchestre. Sa connaissance affûtée des timbres fera le reste : deux piccolos et deux percussions, disposés en miroir, nous transportent d’emblée dans une ambiance techno avant qu’un cluster ne laisse place à la deuxième section, « Nuit d’été », en parfait contraste (harmoniques des cordes aux confins de l’audible). L’œuvre se referme sur un ersatz de réexposition que les agrégats microtonaux et les sonorités cristallines du glockenspiel parent des charmes de la réminiscence.


Le matériau du Partage des eaux (1995) est fondé sur l’analyse spectrale des sons de « la vague se brisant sur la grève, un effet de ressac », nous dit Tristan Murail qui a su, contrairement à un John Luther Adams, éviter le piège du naturalisme pléonastique. Il s’agit moins de reproduire à l’orchestre le son de la mer déferlante que de jouer sur la parenté de l’énergie sonore produite par deux phénomènes parents mais distincts. Au reste, le titre peut s’interpréter de multiples manières : « métaphorique », « géographique », « psychologique ». Il n’empêche : c’est tout le lexique maritime qui vient à la bouche pour décrire ce que l’on entend. Une matière flexueuse, qui gagne en ampleur à mesure qu’elle fouaille l’estran avant de se résorber tel le jusant tirant sa traîne d’écumes. L’art de Murail fait mouche, qui façonne de puissants mouvements d’orchestre (bois par quatre, six cors...), des miroitements versicolores que ponctue une sorte de signal récurrent. L’analyse spectrale à l’origine de la partition se conjugue avec des combinaisons instrumentales éprouvées, lesquelles s’inscrivent dans le sillage de la grande tradition du début du XXe siècle (Richard Strauss, Ravel, Debussy) – lames de fond aux contrebasses, solos isolés de bois et/ou cordes, éclaboussures des percussions. Aux commandes du clavier électronique, on reconnaît la tignasse blanche de Dimitri Vassilakis, soliste de l’Ensemble intercontemporain. Les musiciens du National font cause commune dans cette envoûtante marine musicale qu’Alexandre Bloch pétrit de ses dix doigts sans en perdre une goutte.



Jérémie Bigorie

 

 

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