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Le Teatro Real achève son Ring malgré les années de la peste

Madrid
Teatro Real
01/26/2022 -  30 janvier, 3, 7*, 11, 15, 19, 23, 27 février 2022
Richard Wagner : Götterdämmerung
Andreas Schager (Siegfried), Markus Eiche/Lauri Vasar* (Gunther), Martin Winkler (Alberich), Stephen Milling (Hagen), Catherine Foster*/Ricarda Merbeth (Brünnhilde), Amanda Majeski (Gutrune), Michaela Schuster (Waltraute), Claudia Huckle/Anna Lapkovskaja/Christa Mayer*, Kai Rüütel, Amanda Majeski (Nornes), Elizabeth Bailey (Woglinde), Maria Miró (Wellgunde), Claudia Huckle/Marina Pinchuk* (Flosshilde)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Pablo Heras Casado/Friedrich Suckel* (direction musicale)
Robert Carsen (mise en scène), Patrick Kinmonth (décors, costumes), Manfred Voss (lumières)


(© Javier del Real/Teatro Real)


Le Wagner qui a composé cet opéra est très différent de celui qui avait écrit le livret. Le jeune Wagner est plus proche de son Rienzi et de l’esthétique de l’époque, celle du grand opéra ; l’homme mûr est déjà usé par l’exil, par ses exploits parisiens, mûri par ses propres opéras, particulièrement par les trois composés avant le livret sur La Mort de Siegfried (devenu Le Crépuscule des dieux) pour motiver cette fin de cycle. Après ces trois opéras, il n’est plus possible de composer le même Crépuscule des dieux que celui écrit auparavant. Mais il n’est pas possible de tout changer, dans la mesure où les volets antérieurs mènent au dernier, et ces trois opéras ont été composés pour en arriver là, à la cour des Gibichungen, de Gunther, Gutrune et Hagen. C’est le seul des opéras du Ring avec un chœur, et même des clins d’œil dansants. Le modèle « grand opéra » est tout proche. Or, lorsque l’œuvre finale du cycle est composée, avant sa création à Bayreuth en 1876 (pas du tout satisfaisante, d’ailleurs), le genre grand opéra a déjà vécu ses meilleures années. Pas complètement abattu, mais la première de L’Africaine de Meyerbeer a eu lieu en 1865 ; Verdi, qui s’est approché du genre surtout quand Paris s’y mêle, avait vu son Don Carlos au Théâtre Impérial en 1867.


La mémoire immédiate est importante pour suivre l’action du Ring de Carsen. Le Teatro Real, on y a déjà insisté, a accompli d’immenses efforts pour donner encore une fois tout un cycle complet du Ring. Mais la mise en scène de Carsen était pensée pour être représentée en quelques jours d’une même semaine, et les images, les situations, les objets mêmes sont là pour se rappeler, pour leur donner un sens en les évoquant pendant leurs réapparitions. Mais on a vu L’Or du Rhin en janvier 2019, et Le Crépuscule des dieux en février 2022, le covid menaçant surtout le troisième volet, Siegfried, en février 2021, avec un public réduit. Comprendre l’imaginaire de la mise en scène de Carsen souffre de ce décalage de trois ans pour une production pensée pour quatre jours. Et, comme on a pu le voir, il s’agit d’une mise en scène riche en références, pas limitée au changement climatique. Mais l’impressionnante vision des trois Filles du Rhin en clochardes au fond du fleuve, plein de saleté et de pourriture, donne une des clefs de cette production d’un grand intérêt, même s’il ne s’agit pas du meilleur Carsen, souffrant surtout d’un amalgame de significations, parfois embrouillées. Mais Carsen est toujours Carsen, même si la production est une reprise (par Oliver Kloeter), même si le grand final, la mort de Siegfried, le feu, l’immolation, la fin des dieux, la chute de la cour des Gibichungen, etc., sont laissés aux seuls moyens vocaux et dramatiques de Brünnhilde. Mais avant parler de la distribution, il faut souligner que Catherine Foster, remplaçante de Ricarda Merbeth, a été superbe pendant toute la représentation, notamment dans cette fin où elle est seule face à la catastrophe (catastrophe ou némésis ?), la déflagration, la fin du monde. Il n’y a pas de traduction visuelle de cette catastrophe : Foster reste seule devant un feu guère convaincant, elle marche, elle se perd, rien d’autre. Une abstraction devant une scène « impassible »  ? Il y a l’orchestre, et la fosse est beaucoup plus qu’un personnage.


L’Orchestre du Teatro Real a souffert, lui aussi, des limitations imposées par l’épidémie, car la fosse du Ring exige trop d’effectifs. Les cuivres du Crépuscule ont été placés dans les loges de parterre côté cour, séparés par des paravents transparents, pour éviter la projection d’aérosols sur le public. Les harpes, occupant trop d’espace dans la fosse, étaient côté jardin. Cet orchestre a été, comme toujours, brillant et efficace, mais la musique de Wagner a souffert un peu dans ses moments les moins évidents. Ce n’est pas la direction d’orchestre qui recevra les lauriers de ce Crépuscule, bien que le professionnalisme de Suckel, assistant de Heras Casado, soit avéré (et qu’il semble qu’il en soit allé de même pour Heras Casado les autres soirs).


Formidable Andreas Schager en Siegfried, un des rôles les plus exigeants, les plus épuisants, en crispation permanente sur l’aigu et dans l’ampleur même de l’émission vocale. Schager est peut‑être un des grands Siegfried de notre époque ; et si je dis « peut‑être », c’est par prudence : on ne connaît pas tous les Siegfried même s’il ne doit pas y en avoir un large échantillon. Plus positivement : Schager est l’âme de la représentation, avec un monologue effrayant, émouvant avant de mourir, point culminant du spectacle juste avant la marche funèbre.


On a évoqué Catherine Foster et sa prouesse en Brünnhilde. Michaela Schuster est encore capable encore de déployer sa Waltraute, ici une walkyrie au caractère de Norne. Les deux frères Gibichungen (les premiers et derniers êtres pleinement humains de la Tétralogie) ne sont pas des rôles épanouissants, mais Amanda Majeski campe une Gutrune pleine de glamour et vocalement supérieure (elle joue aussi, magnifique, une des Nornes). En revanche, Lauri Vasar reste écrasé sous le poids de Schager et du Hagen de Stephen Milling. Milling est puissant par moments, et il est toujours « là », même pendant ses longs silences pleins de mystère : la trame de la trahison est « là » sans être évidente, seulement grâce à l’imposante physionomie de Milling et au pouvoir de ses graves. Le mélange de naïveté et perversité des deux frères les rend victimes du ressentiment (nietzschéen ?) de Hagen ; le pouvoir de la rancune, la jalousie envers la grâce de Siegfried, innocent et insolent, voyou et pur, sont plus forts que l’humanité étourdie de Gunther et Gutrune. Voilà le secret du personnage de Hagen à partir d’un moment donné du livret, Milling tirant bien parti de cette opportunité.


Martin Winkler est un extraordinaire Alberich pendant le rêve (cauchemar) de son fils, Hagen. Les deux trios sont impeccables, celui des Nornes, où réside le sens du Ring, et celui des Filles du Rhin, où Carsen résume le sens du livret, avec l’avilissement de la nature des eaux, pleines d’objets délabrés, quelques‑uns appartenant aux dieux du premier volet, L’Or du Rhin, symboles de leur effondrement. Dans les deux trios, il a fallu improviser et remplacer une des voix, celle de Claudia Huckle, qui aurait dû chanter une des Nornes mais aussi Flosshilde.


Un beau spectacle, malgré les doutes sur la mise de Carsen et les faiblesses ponctuelles de la direction d’orchestre.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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