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A la découverte du génie fantasque de Langgaard Berlin Deutsche Oper 01/30/2022 - et 5*, 9, 11 février 2022 Rued Langgaard : Antichrist, BVN 192 Thomas Lehman (Lucifer, Une voix), Jonas Grundner‑Culemann (Voix de Dieu), Valeriia Savinskaia (L’Echo de l’Esprit de mystère), Irene Roberts (L’Esprit de mystère), Clemens Bieber*/Thomas Blondelle (La Bouche qui parle fort), Gina Perregrino (Le Mécontentement), Flurina Stucki (La Grande Putain), AJ Glueckert (La Bête écarlate), Andrew Dickinson (Le Mensonge), Jordan Shanahan (La Haine), Ashley Wright, Joel Donald Small, Derrick Amanatidis, Giorgia Bovo, Vasna Felicia Aguilar, Yuri Shimaoka, Juan Corres Benito, Győrgy Jellinek, Shih-Ping Lin, Ulysse Zangs, Sakura Inoue, Ana Dordevic (danseurs)
Chor der Deutschen Oper Berlin, Jeremy Bines (chef de chœur), Orchester der Deutschen Oper Berlin, Hermann Bäumer*/Stephan Zilias (direction musicale)
Ersan Mondtag (mise en scène, scénographie, costumes), Annika Lu Hermann (costumes), Rainer Casper (lumières), Rob Fordeyn (chorégraphie), Lars Gebhardt, Carolin Müller-Dohle (dramaturgie)
(© Thomas Aurin)
Un an après l’annulation des représentations prévues pour l’Antéchrist de Rued Langgaard (1893‑1952), la production imaginée par le trublion allemand Ersan Mondtag, renommé pour ses mises en scène théâtrales sulfureuses, est enfin présentée au Deutsche Oper. Pour ses débuts dans la grande maison berlinoise, le jeune metteur en scène (né en 1987) s’attaque à l’unique ouvrage lyrique de Langgaard, un contemporain méconnu de Carl Nielsen. Peu estimé de son vivant dans son propre pays, le Danois a pourtant eu l’honneur d’une création de sa Première Symphonie « Pastorale des récifs » par rien moins que l’Orchestre philharmonique de Berlin, en 1913. Ce coup d’éclat resta malheureusement isolé, et ce malgré l’incontestable ambition de l’ouvrage, étonnant autant par ses dimensions (plus d’une heure de musique) que ses influences parfaitement maîtrisées (une orchestration opulente et brillante, à mi‑chemin entre Scriabine et Richard Strauss).
Très prolifique, Langgaard se distingua ensuite par l’écriture de symphonies plus proches de l’urgence aérienne et nerveuse d’Hindemith, tout en marquant son intérêt pour les sujets religieux, autour de la figure de l’Antéchrist (une sorte «d’anti‑Messie» qui annonce l’avènement de Satan). Ce sujet fonde le livret d’Antéchrist (1923, révisé en 1930), dû au compositeur lui‑même, autour d’un ouvrage malheureusement trop statique, finalement plus proche de l’oratorio proprement dit. Dans un contexte d’effondrement de l’harmonie espérée entre les peuples, après les traumatismes de la Première Guerre mondiale, Langgaard exprime son tempérament pessimiste, critiquant autant l’action temporelle des autorités religieuses, que la dépravation des mœurs et les évolutions trop rapides du monde moderne. L’ouvrage est refusé par deux fois par l’Opéra de Copenhague, Langgaard ne parvenant à faire jouer de son vivant que le Prélude et quelques extraits isolés. La « naissance » de l’ouvrage n’intervient qu’en 1980 grâce à Michael Schønwandt (concert radiophonique), avant la création scénique mondiale à l’Opéra d’Innsbruck en 1999. On se reportera avec intérêt à l’unique DVD disponible, suite aux captations intervenues pour la production de la première scénique danoise en 2002, magnifiée par la direction lumineuse de Thomas Dausgaard (Dacapo, 2005). De quoi offrir les meilleures conditions de découverte de l’art singulier d’un compositeur volontiers excentrique, notamment dans ses audaces orchestrales.
D’emblée, le Danois surprend par son mélange d’économie de moyen et d’opulence, que ce soit dans l’entêtant Prélude (en hommage à Bach) ou le premier duo, aux relents impressionnistes, entre l’Esprit de mystère et son Echo. La direction très analytique et prudente apparait un rien flottante dans les passages mesurés. Il faut dire que le chef initialement prévu, Stephan Zilias, a dû laisser sa place au dernier moment, indisposé par le covid. Pour le remplacer, le Deutsche Oper a eu la bonne idée de faire appel à Hermann Bäumer, l’un des rares connaisseurs de la partition, tout droit venu de Mayence, où il a dirigé la création allemande en 2018. Peu à peu, le chef prend ses marques, tandis que le chant à l’éloquence wagnérienne triomphante, comme la musique qui gagne en fluidité, permettent de tendre une oreille d’abord curieuse, puis franchement enthousiaste. C’est que Langgaard semble avoir voulu démontrer toute l’étendue de son savoir‑faire en faisant se succéder des styles volontairement variés, tantôt proche de la Salomé de Strauss, parfois de Hindemith, là encore. Le Danois impressionne surtout dans les scènes spectaculaires dédiées aux créatures infernales, jouant d’ostinatos hypnotiques aux percussions et cuivres – ces derniers en partie placés en hauteur de part et d’autre de la scène, en un effet sonore percutant. On retrouve là un exemple des audaces de ce compositeur fantasque, parfois en avance sur son temps, ce qui lui valut l’admiration posthume de Ligeti, impressionné par son Harmonie des sphères (1919).
Après ses prestations remarquées à l’Opéra des Flandres (voir en 2020 et 2021), Ersan Mondtag ne convainc qu’à moitié ici, donnant le meilleur pour ses talents de plasticien, en un décor expressionniste admirablement revisité par les éclairages, sans parler de ses costumes dantesques et volontairement grotesques, proches des visions cauchemardesques d’Otto Dix ou George Grosz. Pour autant, ces artifices visuels apparaissent trop redondants sur la durée, à l’instar de la présence quasi permanente des danseurs pour « meubler » l’action. Contrairement à son travail pour Le Forgeron de Gand de Schreker, où l’Allemand avait audacieusement critiqué le passé colonial belge, la cohérence des partis‑pris sonne ici comme trop artificielle. Ainsi de l’insistance sur le sexe non genré de la quasi‑totalité des interprètes, de même que les références absconses des notes d’intention, qui évoquent le film Inception, sans aucune justification. Quoi qu’il en soit, le public réserve un accueil chaleureux à la production, dont la qualité tient aussi des atouts homogènes du plateau vocal, dominé par le chant radieux et puissant de Flurina Stucki (La Grande Putain).
Florent Coudeyrat
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