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Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre

Reims
Opéra
12/19/2021 -  et 21 décembre 2021
George Bizet : Carmen
Mireille Lebel (Carmen), Thomas Bettinger (Don José), Erminie Blondel (Micaëla), Christia Helmer (Escamillo), Jean-Vincent Blot (Zuniga), Antoine Foulon (Moralès), Capucine Daumas (Frasquita), Lidija Jovanovic (Mercédès), Lionel Peintre (Le Dancaïre), Daegweon Choi (Le Remendado), Jean Iannazzi (Lillas Pastia)
Ensemble lyrique Champagne-Ardenne, La Maîtrise de Reims, Sandrine Lebec (cheffe de chœur), Orchestre de l’Opéra de Reims, Cyril Englebert (direction musicale)
Paul-Emile Fourny (mise en scène), Benito Leonori (décor), Giovanna Fiorentini (costumes), Patrick Méeüs (lumières)


M. Lebel, T. Bettinger (© Sébastien Gomes)


L’Opéra de Reims a repris en décembre pour deux représentations la mise en scène de Carmen par Paul-Emile Fourny créée à Metz en 2019. Celle-ci multiplie les références, dans une mise en abyme du monde du théâtre, les personnages étant des comédiens ou habilleuses préparant un spectacle au Théâtre Moriconi de Jesi (qui a accueilli cette production fin 2019), dont les décors signés Benito Leonori s’inspirent en partie. Fourny mêle à cela deux références cinématographiques, Shutter Island de Martin Scorsese et Angel Heart d’Alan Parker : il fait de Don José un policier des années 1950 enquêtant sur son propre crime, que l’on voit dès le Prélude en flash-back derrière un tulle, affublé d’une camisole de force après le meurtre de Carmen, crime dont la scène organise tout le début de l’opéra, les soldats devenant policiers protégeant les lieux entourés de rubalise « crime scene/do not cross », tandis que des enquêteurs de la police scientifique en combinaison blanche font leurs constatations d’abord sur des marionnettes puis sur un cadavre dans un plastique blanc, et les enfants sont un groupe d’écoliers curieux difficilement cornaqués par leur institutrice. A ces strates s’ajoute un travail sur des marionnettes que Don José et Carmen ainsi que Mercédès et Frasquita vont manipuler à certains moments pour mettre à distance l’action des personnages, peut-être l’élément le moins convaincant de l’ensemble.


Ces niveaux de lecture se révèlent peut-être trop nombreux, mais finalement les moments figés où Carmen est vue dans la position d’une victime de crime ou simplement dessinée à la craie blanche au sol sur une estrade de bois, dans des flashs où tous se figent sauf elle, réactivent finement les ressorts de la tragédie, annoncée dès avant la première note par l’image d’une femme en robe rouge manifestement assassinée en projection sur un tulle en guise de rideau de scène. Si certains dialogues sont remaniés pour « coller » au concept, d’autres se révèlent particulièrement vivifiés par la situation redéfinie : « Parle-moi de ma mère » de Don José face à Micaëla en infirmière psychiatrique est étonnant de justesse. La direction d’acteurs du metteur en scène belge, et son art de la chorégraphie font le reste, bien aidés par les lumières poétiquement agencées par Patrick Méeüs.


Et la mise en abyme rafraîchit notre rapport à l’œuvre, sans doute parfois trop tirée vers un fatum pesant et une lascivité épuisante : ici Carmen, Frasquita et Mercédès dansent comme des meneuses de revue proches du musical, Carmen se voit traitée d’« intermittente » et Lillas Pastia déclame des vers de Nerval et Baudelaire. C’est une conception particulière du rôle aussi que Paul-Emile Fourny a voulu offrir à Mireille Lebel, qui ne l’aurait pas abordé dans un contexte plus conventionnel (voir notre entretien avec la mezzo canadienne).


Pour développer ce concept de façon cohérente, il fallait un chef d’orchestre capable de revenir à l’esprit originel de l’œuvre dans son versant opéra-comique, avec une légèreté de touche et une transparence dignes de la meilleure école française de la direction d’orchestre. C’est Cyril Englebert qui était l’homme de la situation. Mieux encore que José Miguel Pérez-Sierra lors de la création, le jeune chef belge a su trouver le ton juste, dynamique sans lourdeur, vif sans brusquerie, et a laissé la musique de Bizet vivre et respirer comme on l’entend rarement : le thème du destin reçoit sa juste couleur, sans lourdeur excessive, et les entr’actes, notamment celui du quatrième acte, sont remarquables de finesse évocatrice. Toujours « avec » ses chanteurs et choristes qu’il couve du geste, il est un maillon essentiel de la réussite de cette matinée de première, obtenant de l’Orchestre de l’Opéra de Reims une cohésion et des couleurs parfaitement idoines. On se réjouit de constater d’ailleurs les grands progrès accomplis en quelques années par le chœur ELCA sous la houlette de Sandrine Lebec : les hommes en particulier réussissent un sans-faute, les femmes manquant parfois un peu de cohérence, mais l’ensemble donne toute satisfaction dans les scènes finales (« A dos cuartos », « Saluons les hardis chulos »), tandis que le chœur d’enfants est remarquable de justesse et de musicalité.


La distribution, en grande partie renouvelée, garde l’équilibre qui en faisant le prix en 2019. Antoine Feulon est un formidable Moralès au baryton suave et doté d’une émission très pure ; son numéro en policier trop sûr de lui est parfait. Capucine Daumas offre à Frasquita un tempérament impressionnant, un timbre splendide et une grande projection, même si le fortissimo est un peu perçant ; Mercédès trouve en Lidija Jovanovic une interprète plus discrète mais dotée d’un mezzo ample à l’émission très couverte et au vibratello séduisant. Lionel Peintre parle plus qu’il ne chante son Dancaïre, Daegweon Choi est un Remendado scrupuleux mais flou de diction et Christian Helmer déçoit avec un Escamillo manquant d’éclat. La plus belle voix de tout le plateau est peut-être celle de Jean-Vincent Blot, somptueux Zuniga au timbre ambré et à la projection magnifique. Le très joli soprano au timbre chaud d’Erminie Blondel lui permet de camper une Micaëla classique, frêle et touchante, même si l’aigu fortissimo manque encore d’impact.


Thomas Bettinger compose un Don José inquiétant et perdu, très prenant, sa belle diction et son registre aigu particulièrement large lui permettant d’éviter tout excès naturaliste dans les passages les plus virulents du rôle. Son air de la fleur, plein de retenue, frôle l’idéal.


Mireille Lebel enfin, trop peu entendue dans nos contrées après une Charlotte pourtant époustouflante à Metz en 2017 (et retransmise sur Culturebox à l’époque), offre les sortilèges d’un timbre d’une magnifique luminosité, et donne à Carmen des allures de Rita Hayworth, rousse flamboyante mais d’une haute tenue, aussi à l’aise dans les danses que touchante quand, le moment du drame venu, elle joue l’essoufflement, le dos tourné à José, éperdue au moment de rencontrer son destin. Tout est à saluer : la diction, mais surtout le contrôle dynamique absolu d’un instrument idéalement équilibré, qui projette le son sans effort, et permet des colorations infinies, tandis que le legato fait merveille notamment dans l’air des cartes. Elle relève le défi d’une Carmen peu conventionnelle mais magnifique, et on espère la revoir plus souvent en France.



Philippe Manoli

 

 

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