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Un Didon et Enée élargi

Lille
Opéra
12/03/2021 -  et 4, 6, 7, 9, 10 décembre 2021
Henry Purcell : Dido and Eneas
Marie-Claude Chappuis (Didon, La magicienne, Un esprit), Jacques Imbrailo (Enée, Un marin), Emőke Baráth (Belinda, Seconde sorcière), Marie Lys (Seconde dame, Seconde sorcière)
Le Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm (direction)
Franck Chartier/Peeping Tom (mise en scène, chorégraphie), Justine Bougerol (scénographie), Anne-Catherine Kunz (costumes), Giacomo Gorini (lumières)


Répétition de Didon et Enée (© Frédéric Iovino)


Il ne faudrait sans doute pas confier à Franck Chartier et à sa compagnie Peeping Tom n’importe quel ouvrage, mais avec Didon et Enée (1689), le metteur en scène et le collectif signent une magistrale première incursion dans l’opéra. L’Opéra de Lille propose en ce mois de décembre cette production créée en mai dernier au Grand Théâtre de Genève et diffusée à l’époque en ligne, pour les tristes raisons que chacun sait. Chartier imagine une histoire parallèle au sein de laquelle s’insère le court opéra de Purcell, et il recourt pour cela au principe, désormais assez fréquent, du dédoublement des personnages : aux chanteurs se mêlent les danseurs et les comédiens de Peeping Tom.


Femme entre deux âges, la riche veuve Euridike, familièrement appelée Didi, éprouve une fascination pour l’opéra de Purcell, au point d’ordonner à son personnel de le jouer inlassablement. Elle se projette dans le rôle de Didon et vit l’amour par procuration, succombant au charme de son serviteur. Le metteur en scène développe le personnage de la reine de Carthage, selon lui, assez creux, et crée autour de cet opéra tout un univers sonore et sensoriel inédit, en racontant une toute autre histoire, sans porter préjudice à la force émotionnelle de cet opéra. Son imagination et son talent lui permettent de concrétiser brillamment ses intentions, également grâce à la performance de sa troupe, pleinement engagée, tant les danseurs qu’Eurudike (sic) De Beul, la formidable comédienne qui incarne Euridike. La dimension sonore, psychologique, voire théâtrale, de cette production s’éloigne ainsi de la conception communément admise de Didon et Enée.


Ce spectacle épatant, dans lequel il se déroule toujours quelque chose, bien que malaisé à décrypter et à évoquer, tire notamment sa puissance d’une direction d’acteur d’exception. Les spectateurs qui n’adhèrent pas à cette conception peuvent toutefois se rabattre sur les bonnes trouvailles, parfois amusantes, comme cette sorcière qui chante la tête sur les genoux, ou cette danseuse qui verse pendant de longues minutes le thé à Enée tout en se contorsionnant. Egalement sur l’admirable scénographie de Justine Bougerol, magnifiquement mise en lumières par Giacomo Gorini, qui recrée un intérieur bourgeois, aux murs recouverts de lambris et pourvus de grandes fenêtres à travers lesquels du sable pénètre pour finalement envahir le plateau. Maintes idées, donc, parfois un peu gratuites, mais le plus souvent assez remarquables.


Conçue dans un idiome contemporain, la composition additionnelle d’Atsushi Sakaï, parfois improvisée, relève, en quelque sorte, d’une basse obstinée, un principe, comme Emmanuelle Haïm l’explique dans le programme, que Purcell a également adopté dans sa musique avec laquelle elle se marie assez naturellement. Renforçant le caractère oppressant de la mise en scène, cet ajout présente suffisamment de qualités pour convaincre de la pertinence du procédé. Ce violoncelliste, qui, parfois, dirige dans la fosse, à côté d’Emmanuelle Haïm, parfois joue du violoncelle sur scène, adopte une esthétique sonore peu différenciée, assez sombre, tout en préservant respectueusement l’œuvre du compositeur anglais. Avec l’extension de la musique de Purcell et du livret de Nahum Tate, il en résulte un nouvel ouvrage à part entière qui dure le double de l’opéra.


Les choristes se placent en hauteur, dans une réduction de salle parlementaire. Observant et jugeant l’action qui se déroule en-dessous d’eux, ils renforcent par leur présence le sentiment d’oppression ressenti par Euridike à qui ils n’offrent ainsi aucune échappatoire. Quant à l’orchestre du Concert d’Astrée, sous la direction d’Emmanuelle Haïm, qui privilégie une approche directe et sensible, il réserve de beaux moments de raffinement, fidèle en cela à sa réputation, pas moins à l’aise dans l’écriture contemporaine que dans celle de Purcell. Les solistes forment une distribution vocale soudée et équilibrée, parfaitement ajustée : Marie-Claude Chappuis, Jacques Imbrailo, Emőke Baráth et Marie Lys forment un impeccable quatuor vocal qui en aucun cas ne détourne l’attention des acteurs et des danseurs qui accomplissent une magnifique performance, intense et habitée. Mais la mise en scène et la scénographie présentent un tel impact visuel et théâtral que ce n’est pas pour la musique que cette représentation restera gravée dans la mémoire.


Il s’agit, certes, d’un spectacle ardu, et la lecture des intentions du metteur en scène se révèle nécessaire pour en pénétrer les arcanes, mais une fois le concept admis, force est de reconnaître sa grande beauté et sa parfaite maîtrise. Suprêmement audacieux, abouti à tous points de vue, moins iconoclaste qu’elle en l’air, voilà véritablement une proposition artistique peu commune, et probablement la production la plus originale et stupéfiante à laquelle nous avons assisté cette année.


Le site de Peeping Tom



Sébastien Foucart

 

 

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