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Tchaïkovski chez les cosaques

Baden-Baden
Festspielhaus
11/10/2021 -  et 12* (Baden-Baden), 14 (Berlin) novembre 2021
Piotr Ilitch Tchaïkovski : Mazeppa
Vladislav Sulimsky (Mazeppa), Olga Peretyatko (Maria), Dmitry Ulyanov (Kotchoubeï), Oksana Volkova (Lioubov), Dmitry Golovnin (Andreï), Dimitry Ivashchenko (Orlik), Anton Rositskiy (Iskra), Alexander Kravets (Le cosaque ivre)
Rundfunkchor Berlin, Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (direction)


O. Peretyatko, K. Petrenko, V. Sulimsky (© Monika Rittershaus)


Tout comme pour Eugène Onéguine (1879) et La Dame de pique (1890), Tchaïkovski est allé chercher son sujet chez Pouchkine pour Mazeppa (1880). Et la réussite de cet opéra, même beaucoup moins connu hors Russie que les deux autres, n’est pas tellement moindre, au problème près que le sujet et le livret sont encore considérablement plus sombres, l’action se résumant à une succession ininterrompue de situations violentes et de catastrophes. Vraiment l’opéra du fatum, une fois passées quelques scènes d’exposition plus décoratives.


On frémit d’ailleurs en pensant à ce qu’aurait pu donner le projet initial de Baden-Baden, prévu pour le Festival de Pâques 2021, puis annulé : une production de Dmitri Tcherniakov, qui n’aurait certainement pas manqué d’en rajouter dans la noirceur et le pessimisme. Au vu de l’impact déjà lourd de cette version de concert, qui est tout ce que Baden-Baden a pu en définitive sauver de la programmation initiale, avouons que les images ne nous manquent pas, et surtout pas celles auxquelles le metteur en scène russe nous a longuement habitués. Exeunt, donc, les oligarques pervers, les mafieux sanguinaires, les apparatchiks véreux, les scènes de torture physique et psychologique, les incestes à la petite semaine, les saouleries de ploutocrates en complet veston et autres ordinaires tcherniakoviens, qui auraient pu trouver ici leur parfait champ d’application. De toute façon, on peut supposer que tôt ou tard cette mise en scène avortée finira par ressurgir ailleurs, et finalement, ce soir, on trouve l’absence de toute surenchère visuelle plutôt reposante, la puissance de la musique nous suffisant largement.


Indéniablement, cette musique de Mazeppa est du grand Tchaïkovski, et surtout, ce qui devient d’autant plus patent avec les Berliner Philharmoniker sur la scène, et non en fosse, du grand Tchaïkovski symphonique. Avec bien sûr des tableaux dédiés à l’orchestre seul, dont l’Ouverture, le Gopak dansé de l’Acte I, ou la tumultueuse bataille de Poltava en Prélude à l’Acte III, mais aussi, sous des voix chantées traitées de façon très libre, un continuum instrumental fluide, selon des procédés mis au point pour Eugène Onéguine et qui continuent à bien fonctionner. Un génial travail d’orchestration, où toutes les ressources de la petite harmonie sont sollicitées, et où les solistes berlinois trouvent sans cesse des occasions de briller, a fortiori dans le contexte de lisibilité extrême entretenu par Kirill Petrenko. Cela dit, les chanteurs ne sont en rien oubliés, le chef veillant à les entraîner en permanence dans un flux musical auquel il ne laisse pas la moindre chance de retomber. Une direction faite aussi de contrastes très forts, voire trop forts, quand de surcroît les voix robustes du Chœur de la Radio de Berlin entrent en lice, au risque de saturer l’acoustique du Festspielhaus, qui pourtant en a vu d’autres. Les scènes les plus impressionnantes ne sont en définitive pas ces grands tableaux choraux, trop surchargés, mais bien le formidable enchaînement de duos de l’Acte II, que Petrenko dramatise à l’extrême, en tirant un excellent parti des couleurs sombres que lui fournissent les cordes. A l’autre bout du spectre dynamique, les toutes dernières scènes, de désolation et de folie, sur un champ de bataille jonché de cadavres. Au cours de ce long moment de déréliction, Petrenko change fondamentalement de registres, trouve des alliages d’une ductilité et d’une douceur extrêmes. Mais là, malheureusement, ni son ténor ni sa soprano ne sont plus capables de le suivre dans de tels méandres de subtilité.


En fait, surtout pas Dmitry Golovnin, ténor rétif à toute forme de nuance : l’émission est raide et droite, le timbre monochrome, et l’aigu, même s’il n’est ni crié ni arraché, presque pénible. Son personnage d’amoureux déçu n’est pas souvent présent, mais le duo final lui laisse une longue occasion de ruiner l’ambiance. Avec Olga Peretyatko, l’impression d’erreur de distribution est plus diffuse : la voix est jolie, l’esquisse du personnage plutôt juste, mais la voix manque de charpente, là où on aurait besoin d’un vrai lirico spinto. Le problème d’Olga Peretyatko n’est pas de réussir à passer l’orchestre, même déchaîné, mais paradoxalement de manquer de chair quand il faut donner de la substance aux moments de détresse plus intime, dont la scène de folie conclusive, ici pas vraiment marquante.


Les voix graves sont bien plus convaincantes, avec quelques beaux exemples de grand chant russe. Dmitry Ulyanov est parfait en père inflexible puis éploré, et même bouleversant dans la scène du cachot, en duo avec l’Orlik glaçant de Dimitry Ivashchenko, moment d’une intensité très verdienne. Autre forte confrontation : le face à face mère-fille, entre Oksana Volkova, imposant mezzo très typé, et Olga Peretyatko, à laquelle n’est pas laissée la moindre chance. Belle tenue aussi du Mazeppa de Vladimir Sulimsky, équipé d’une voix suffisamment flexible pour affronter dignement une tessiture particulièrement large. Rappelons aussi que ce casting a été retenu pour la scène, donc en fonction d’exigences qui n’étaient pas exclusivement vocales. Ici, du fait des contraintes du moment, le théâtre est redevenu exclusivement symphonique, mais ne déçoit pas : d’autres formes de suspense, voire, à pouvoir analyser d’aussi près tous les rouages d’un orchestre et d’une direction hors normes, de fascination.



Laurent Barthel

 

 

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