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A faire trembler les murs Stuttgart Opernhaus 11/01/2021 - et 6*, 13, 15, 20 novembre 2021 Paul Dessau : Die Verurteilung des Lukullus Gerhard Siegel (Lukullus), Cheryl Studer (Tertullia), Maria Theresa Ulrich (La poissonnière), Deborah Saffery (La courtisane), Philipp Nicklaus (Le professeur), Heinz Göhrig (Le boulanger), Jasper Leever (Le paysan), Friedemann Röhlig (Le roi), Alina Adamski (La reine), Elliott Carlton Hines (Le porteur de cerisier), Torsten Hofmann (Lasus), Gerard Farreras, Jorge Ruvalcaba (Légionnaires), Alina Adamski, Laia Vallés, Clare Tunney (Pleureuses, Voix de femmes), Gina-Lisa Maiwald (Une voix de femme commentant), Simon Bailey (Le juge des morts), Thorbjörn Björnsson/Martin Gerke (Représentant du tribunal des morts)
Staatsopernchor Stuttgart, Manuel Pujol (chef de chœur), Kinderchor der Staatsoper Stuttgart, Bernhard Moncado (chef de chœur), Ulrich Schlummberger (accordéon), Peter Pichler (trautonium), Staatsorchester Stuttgart, Bernhard Kontarsky (direction musicale)
Franziska Kronfoth, Julia Lwowski (mise en scène), Christina Schmitt (scénographie), Yassu Yabara (costumes), Reinhard Traub (lumières), Martin Mallon (video), Julia Schmitt (dramaturgie)
(© Martin Sigmund)
«Maudite soit la guerre»: c’est l’expression désabusée que Paul Dessau (1894-1979) répète en boucle dans son hommage In memoriam Bertolt Brecht, composé un an après le décès du dramaturge en 1957. Six ans plus tôt, les deux hommes s’étaient réunis pour adapter une pièce radiophonique écrite par Brecht en 1939, Le Procès de Lucullus, afin de crier haut et fort leurs convictions antimilitaristes. Malgré son incontestable soutien à la cause communiste, la parabole contre la dictature est jugée trop difficile musicalement et politiquement ambiguë: en réalité, c’est davantage la renonciation aux armes, nécessaire à l’interventionnisme soviétique contre les «menaces fascistes», qui gêne. Dès lors, plusieurs modifications sont imposées, dont le titre plus explicite qui annonce la condamnation de Lucullus. Malgré tout, le scandale à la création est énorme et le spectacle ne va pas au-delà de la générale, même si les opposants s’inclinent peu à peu devant les reprises nombreuses (y compris à l’Ouest), qui installent l’ouvrage dans le paysage lyrique avant-gardiste. Compositeur le plus renommé d’Allemagne de l’Est avec Hanns Eisler (collaborateur préféré de Brecht), Paul Dessau renforce ainsi son aura bien au-delà de son pays, ainsi que ses liens éminents, dont son amitié indéfectible pour son ancien professeur René Leibowitz.
Malgré sa reprise à Milan dans une mise en scène de Giorgio Strehler en 1973, le plus célèbre ouvrage lyrique de Dessau reste rarement donné de nos jours, tant les moyens à déployer pour mettre en avant son expressivité paroxystique sont considérables: pas moins de dix-neuf interprètes viennent ainsi saluer en fin de représentation. On ne peut être qu’impressionné par le tour de force réussi par l’Opéra de Stuttgart, qui a mis les petits plats dans les grands pour son ouverture de saison.
A tout seigneur tout honneur, le vétéran Bernhard Kontarsky (84 ans!) démontre tout son savoir-faire dans ce répertoire qui n’a plus de secret pour lui. L’ancien créateur des Soldats de Zimmermann en France (à l’Opéra Bastille en 1994) se joue avec maestria des rapides changements d’atmosphère et de la musique foisonnante, quasi pointilliste par endroit: les cordes en retrait font place aux nombreuses fanfares en alternance avec les percussions originales (notamment des bruits de chaînes), tandis que la musique électronique envoûte sans jamais prendre trop de place. Malgré les dissonances, l’impact théâtral et narratif reste décisif, la musique servant au plus près le texte de Brecht. Dans ce cadre, le recours à deux narrateurs extravertis, propre au théâtre épique, incite le spectateur à la réflexion et à l’action concrète. On notera enfin les parties foraines, tout autant que l’intervention de l’accordéon, qui apportent des couleurs bienvenues.
La distribution réunie n’appelle que des éloges, tant elle frise la perfection: dans le rôle-titre, Gerhard Siegel la domine aisément par son autorité naturelle, qui a pour soutien une puissance égale sur toute la tessiture, sans jamais forcer. A ses côtés, parmi les nombreux rôles, on retient la bouleversante Maria Theresa Ulrich, qui donne des accents déchirants à son rôle de mère inconsolable: on pense aux tableaux de Käthe Kollwitz, qui a si bien évoqué la douleur des populations défavorisées d’après-guerre. De même, la place dédiée aux enfants émeut, tant elle interroge sur ces «grands noms» qui parsèment les livres d’histoire: quel a été le prix en vies humaines de leurs victoires militaires? La fin justifiait-elle ces sacrifices? Faut-il se résoudre à cet éternel recommencement des guerres humaines?
L’autre grande réussite de la soirée vient de la mise en scène virtuose de Franziska Kronfoth et Julia Lwowski du collectif «Hauen und Stechen» (accueilli en juin dernier à l’Athénée pour une adaptation de Salomé): d’emblée, on est saisi par l’ampleur des forces humaines en présence qui inondent toute la scène jusqu’aux circulations (les portes du parterre étant laissées délibérément ouvertes au début), tandis que la captation en direct par un cameraman sur scène apporte des visions plus intimistes à cette vaste fresque. Après les fastes militaires, le temps du procès apporte son lot de saynètes savoureuses, admirablement différenciées. Les couleurs expressionnistes, tout autant que les traits d’humour (ragoût de restes humains, costumes encombrants des jurés, etc), donnent une fantaisie étonnante à l’ensemble, qui allège quelque peu le propos. Si les deux femmes s’amusent à transformer le panneau clignotant en «Heil» au lieu de «Hell», la référence aux nazis (évidente avec la proximité des procès de Nuremberg à la création) reste assez mesurée.
Assurément un des grands spectacles de cet automne, qui porte haut l’ambition artistique de l’Opéra de Stuttgart. Aussi essentiel que savoureux.
Florent Coudeyrat
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