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Le van de Vénus and co.

Bayreuth
Festspielhaus
07/27/2021 -  et 2, 5*, 13, 16, 23 août 2021
Richard Wagner : Tannhäuser
Günther Groissböck (Landgraf Hermann), Stephen Gould (Tannhäuser), Markus Eiche (Wolfram), Magnus Vigilius (Walther von der Vogelweide), Olafur Sigurdarson (Biterolf), Jorge Rodríguez-Norton (Heinrich der Schreiber), Wilhelm Schwinghammer (Reinmar von Zweter), Lise Davidsen (Elisabeth), Ekaterina Gubanova (Venus), Katharina Konradi (Ein junger Hirt), Kyle Patrick (Le Gateau Chocolat), Manni Laudenbach (Oskar)
Chor der Bayreuther Festspiele, Eberhard Friedrich (chef de chœur), Orchester der Bayreuther Festspiele, Axel Kober (direction musicale)
Tobias Kratzer (mise en scène), Rainer Sellmaier (décors et costumes), Reinhard Traub (lumières), Manuel Braun (vidéo)


(© Enrico Nawrath)


Déjà vu ici-même en 2019, et sensiblement depuis la même place, le Tannhäuser de Tobias Kratzer laissait une impression mitigée. Celle d’un bazar hétéroclite, mélange d’idées fulgurantes, d’humour potache, de provocations... le tout ne laissant certainement pas indifférent mais manquant de cohérence, voire pouvant choquer au cours d’un troisième acte carrément sordide. Cela dit, il s’agissait de la première année d’une production pas encore bien rodée, Valery Gergiev, peu investi, dirigeait plus que mollement, et de surcroît il devait faire plus de 40 degrés dans la salle, un de ces soirs de canicule où le Festspielhaus se transforme en hammam.


Pour cette première reprise, après la fermeture complète de 2020, on retrouve assez exactement la même mise en scène, et pourtant tout y fonctionne mieux. Certainement parce que soi-même, le premier effet de surprise passé, on l’analyse désormais avec davantage de recul, mais pas seulement. Tous les participants paraissent meilleurs, comme s’ils avaient eu le temps de mûrir, de mieux s’imprégner de l’inflexion très particulière de leurs personnages, dans cette conception foncièrement originale. Et du coup, même quand Tobias Kratzer et ses collaborateurs poussent la logique de leur propos assez loin, voire jusqu’à la déréliction beckettienne du troisième acte, l’émotion est au rendez-vous. Des visions certes sordides mais qui ne rebutent plus, parce que les protagonistes s’y investissent vraiment.


On note aussi au passage quelques petits détails vidéo qui ont changé. Au cours de son road trip, le vieux van Citroën de Vénus et Tannhaüser ne fait plus le détour d’une usine de carburant biologique (référence à une catastrophique production de Tannhäuser précédente, heureusement en voie d’oubli). A la place, il faut passer par un édicule de tests COVID, et le van se voit décoré d’un autocollant « fraîchement testé ». Et puis ce n’est plus Christian Thielemann qui se fait mettre en boîte, quand Vénus et ses acolytes passent dans la galerie de portraits des chefs ayant dirigé à Bayreuth, mais Valery Gergiev, avec une pancarte « J’arriverai plus tard » collée à la hâte sous sa photographie.


Et puis, il y aussi les aléas du moment, en particulier l’absence de la drag-queen Le Gateau Chocolat, bloquée au Royaume-Uni par les mesures de quarantaine. Son remplaçant, le danseur queer Kyle Patrick, faute du même type d’humour et du même tour de taille, doit se borner à « marquer » physiquement le rôle sur scène, alors que les séquences tournées en vidéo par Le Gateau Chocolat en 2019 n’ont pas changé. En définitive, le rôle se dédouble, mais ce qui ne dérange pas tant que cela, vu de toute façon le caractère proliférant de la production. En revanche, Manni Laudenbach est de retour dans le rôle du nain Oskar, qu’il incarne d’une façon encore plus saisissante, surtout à la fin. Et du côté des chanteurs, Ekaterina Gubanova, qui avait dû renoncer à incarner Vénus en 2019, en raison d’une blessure accidentelle pendant les répétitions, a pu reprendre sa place cette année, avec une conviction que sa remplaçante, Elena Zhidkova, n’avait pas tout à fait.



(© Enrico Nawrath)


Le rôle de Vénus est en effet très central dans cette production, symboliquement présent à tous les actes, y compris même pendant un intermède loufoque créé de toute pièces sur des musiques inspirées de l’ouvrage, happening joué à l’extérieur, dans le parc du Festspielhaus, pendant le premier entracte. C’est irrésistiblement vers ce personnage non conformiste que penche Tannhäuser, proche en cela du Wagner révolutionnaire, dont l’une des maximes «libre dans vos décisions, libre en actes, libre en jouissance» ressurgit très souvent dans la production. L’autre monde, celui de l’amour courtois de la Wartburg, est en revanche malicieusement décalqué sur le Festspielhaus de Bayreuth lui-même : ses barrières et ses forces de l’ordre omniprésentes, ses rituels sociaux et vestimentaires immuables, voire, pour une certaine frange de ce public, le fantasme d’un retour à des mises en scène littérales d’un autre âge. La malheureuse Elisabeth, qui ne se sent plus à sa place nulle part, ne trouvera finalement comme porte de sortie que de se donner à Wolfram, au milieu d’une décharge publique, avant de se suicider... Le point de bascule, entre l’acte du Venusberg, grand moment d’hédonisme hippie imprévisible, et le tragique de cette conclusion, se trouve à l’acte II, le plus génialement riche, le plus ouvertement virtuose dans son traitement de l’action en imbrications successives, entre l’intérieur et l’extérieur, la réalité, la fiction scénique, l’idéalisme, le charnel... Décidément une production indescriptible, mais qu’il faut connaître, tout en restant libre ne pas tout y apprécier.


Le repos forcé, plus au moins complet, de la saison écoulée aura eu au moins un avantage : beaucoup de chanteurs ont pu se ménager, récupérer, retravailler leur voix. C’est patent pour Stephen Gould, qu’on a souvent entendu un peu fatigué ces dernières années, et dont le Tannhäuser rayonne, avec une diction posée et une densité de timbre qu’on ne lui connaissait plus depuis longtemps. Markus Eiche reste un Wolfram idéal, mais avec là aussi un approfondissement psychologique tout à fait net. Günther Groissböck, qui, contrairement à ce qui était prévu pour le nouveau Ring, ne s’estime plus en suffisamment bonne forme dans l’aigu pour chanter Wotan, reste un Landgraf impeccable, mais le creux généreux de Stephen Milling en 2019 nous manque un peu. Lise Davidsen aussi a mûri, Elisabeth encore plus poignante, même si son timbre est en train de changer. Une mutation progressive et logique vers des emplois plus lourds, dont déjà le rôle Sieglinde, chanté parallèlement cet été, paraît lui convenir encore mieux. Excellent ensemble de Minnesänger, comme d’habitude à Bayreuth, le festival profitant de ce vivier pour y pêcher ses doublures et ses prochains titulaires de grands rôles, dont par exemple l’impressionnant Olafur Sigurdarson, ici sous-employé en Biterolf mais déjà en train de répéter Alberich pour l'été prochain.


Gergiev ayant brûlé ses vaisseaux à Bayreuth pour un bon moment, ce Tannhaüser est repris en main par Axel Kober, excellent chef de théâtre, et la différence s’apprécie tout de suite. Le soutien musical des séquences vidéo, beaucoup plus détaillé et présent, valorise l’impact des images, et les ensembles vocaux progressent avec un vraie ligne directrice, au lieu de flotter dans l’incertitude générale. Kober connaît son Bayreuth et sait surmonter les traîtrises du lieu. L’orchestre, par exemple, n’y entend pas les chanteurs, et même le chef, quand l’orchestre joue fort, ne les perçoit plus vraiment. De même, dans un entretien publié dans le programme, Kober insiste sur la nécessité «d’exagérer l’articulation et la dynamique, notamment des petits motifs, pour qu’ils aient la plasticité nécessaire dans la salle». A l’évidence ici, toute cette compétence, acquise à force de travail et de minutieux dosages, s’entend bien.



Laurent Barthel

 

 

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