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Nuit d’ivresse

Lyon
Opéra
05/26/2021 -  et 28, 29*, 31 mai, 2, 4 juin 2021
Nikolaï Rimski-Korsakov : Le Coq d’or
Dmitry Ulyanov (Le tsarévitch Dodon), Nina Minasyan (La reine de Chemakha), Andreï Popov (L’astrologue), Margarita Nekrasova (Amelfa), Mischa Schelomianski (Polkan), Andrey Zhilikhovsky (Aphron), Vasily Efimov (Guidon), Maria Nazarova (La voix du Coq d’or), Wilfried Gonon (Le Coq d’or), Stéphane Arestan-Orré, Rémi Benard, Vivien Letarnec, Christophe West (danseurs)
Chœurs de l’Opéra de Lyon, Roberto Balistreri (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra de Lyon, Daniele Rustioni (direction musicale)
Barrie Kosky (mise en scène), Rufus Didwiszus (décors), Victoria Behr (costumes), Franck Evin (lumière), Otto Pichler (chorégraphie), Olaf A. Schmitt (dramaturgie)


(© Jean-Louis Fernandez)


Le parallèle est curieux: Puccini comme Rimski-Korsakov, au début du XXe siècle, sont inspirés par l’Orient pour leur dernier opus. Ni l’un ni l’autre ne verra son œuvre jouée, le maître de Lucques mourant avant de l’avoir achevée, le Pétersbourgeois refusant les coupures que la censure veut lui imposer dans sa dernière composition. Tous deux veulent se mesurer à Wagner dont l’ombre domine l’époque: Puccini avait prévu de finir Turandot par un long duo d’amour qui eût pu se mesurer à celui de Tristan et Isolde (ne laissant comme épitaphe que «poi Tristano» griffonné sur la partition), tandis que Rimski compose à l’acte II du Coq d’or une sorte de duo arioso d’une longueur sans précédent dans tout l’opéra russe entre la reine de Chemakha et Dodon. Les sources des deux œuvres se perdent dans les mêmes limbes, Gozzi disant s’inspirer d’un conte persan pour Turandot, quand Bielski puise aux sources de contes arabo-musulmans transmis par Washington Irving, dont s’est inspiré Pouchkine pour son conte.


Cependant, alors que le mystère dans Turandot est un élément du livret (le nom du prince Calaf) dans une histoire certes très symbolique mais claire, ce mystère est plus profond dans le Coq d’or: l’astrologue et la reine de Chemakha ont-ils partie liée, au-delà de leur implication commune dans la chute du tsar Dodon? L’épilogue brouille les pistes plus qu’il ne les éclaire, quand l’astrologue tué par Dodon ressuscite pour «rassurer» le public en disant que la reine et l’astrologue étaient les seuls êtres réels (quand pour le public ils sont les plus fantasmés).


Le metteur en scène australien Barrie Kosky ne tient pas à répondre à la question, ni à approfondir l’aspect subversif de l’œuvre. Pour lui «cet opéra peut être sorti du contexte russe d’origine», «cette histoire est bien un rêve, situé nulle part». C’est pourquoi il refuse toute littéralité, enfermant ses personnages dans un décor unique et sans repère, signé Rufus Didwiszus: des dunes hérissées de hautes herbes sèches, où trône un arbre mort, entourés de murs allant du blanc au gris, un chemin incurvé à cour formant quasiment le seul espace de jeu scénique. Rien ou presque ne reste des nombreuses didascalies du livret, armes et armure de Dodon, perroquet (remplacé par une chaussette que Dodon puis Amelfa chaussent sur leur main), cadavres du champ de bataille, etc. A rebours de Laurent Pelly, qui en 2016 s’appuyait beaucoup sur ces aspects littéraux, Kosky développe tout dans l’orbe du fantasme: les soldats sont revêtus de bustes de chevaux (créés par Victoria Behr) tels des pions en porte-jarretelles, le Coq lui-même sort du sac à main de l’astrologue par un habile tour de passe-passe, et devient un homme quasi nu avec escarpins et griffes dorées, qu’il il utilise à la fin pour tuer Dodon, dont il dévore un à un les yeux plantés dans ses griffes. L’essentiel de ce qui est dit semble donc ressortir de l’imaginaire de Dodon, qui ne rêve que de dormir dans son lit justement absent, comme le cheval articulé du plus bel effet, monté sur roulettes et manipulé par les tsarévitchs, qui rend la chevauchée du tsar quichottesque et onirique. La mort de ses deux fils est elle-même symbolisée par des pantins sans tête pendus par les pieds à l’arbre mort sur lequel le Coq flâne comme un vautour, tandis que Dodon joue avec les têtes des tsarévitchs. Enfin l’astrologue revient, lors de l’épilogue, lui-même décapité, tenant à la main sa tête qui articule son chant, dans un effet saisissant.


Dans ce contexte, le rôle des lumières est essentiel: Franck Evin produit des ambiances complexes en jouant sans cesse sur l’orientation et l’intensité des éclairages, créant des ombres portées inquiétantes avec les personnages, les intervertissant au second acte, et modulant les intensités jusqu’au nocturne où les chœurs féminin puis masculin apparaissent en burqa noire. Kosky dessine donc un conte satirique et noir dans lequel évoluent les personnages, totalement cohérent mis à part des danseurs accompagnant la reine, dignes de l’esprit de cabaret berlinois, avec des chorégraphies d’Otto Pichler, un peu hors de propos ici.


Dimitri Ulyanov, qui ne quitte presque jamais la scène, est à la hauteur de l’enjeu: pitoyable bouffon couronné en sous-vêtements crasseux, il incarne un tsar d’un ridicule absolu, balourd et enfantin à la fois, sorte d’Obélix régressif et veule mâtiné de Lear et de Boris raté, totalement expressif même quand il ne chante pas: son numéro d’acteur est de ceux qu’on n’oublie pas. Sa basse chaude et profonde s’épanouit jusque dans les nombreux aigus de sa partie, jamais appuyée par le moindre effet, trouvant toujours le juste dosage entre la projection et le quasi parlando, jusqu’à un débraillé jubilatoire dans la scène où la reine pousse le tsar à chanter faux. Il est rejoint sur les sommets par Nina Minasyan, incarnant une Reine qui réunit la séduction d’un timbre particulièrement attrayant à l’ivresse d’une technique formidable, usant de rallentandi expressifs dans les vocalises, voix timbrée et chatoyante jusqu’au suraigu, colorant à l’envi, n’oubliant jamais le poids des mots ni l’élégance du phrasé, avec une longueur de souffle impressionnante qui rend ses rets vocaux ensorcelants. Qu’elle soit vêtue d’un manteau de velours violet, d’un lamé à paillettes ou d’un costume de voyage orange, elle fascine autant le public que Dodon, charmante, fatale, éblouissante et mystérieuse.


L’Astrologue est incarné par Andreï Popov, affublé d’une longue barbe et d’un chignon, tantôt en long manteau gris, tantôt en frac avec haut-de-forme. Le ténor russe possède la voix haut perchée requise, un peu moins élégante en voix de tête, mais solide et expressive, et sa composition fait du mage un être étrange à souhait. Le baryton Andrey Zhilikhovsky et le ténor Vasily Efimov campent les deux fils du tsar, en complet gris, interchangeables, bêtes comme il se doit, et très justes vocalement. Mischa Schelomianski, parmi les pièces d’échecs, est un formidable Polkan, intense et souple de voix. Margarita Nekrasova est une Amelfa ambiguë, nounou caressante et inquiétante, déployant un mezzo riche et timbré, volontiers poitriné, un rien fatiguée au dernier acte, quand Kosky lui fait pousser des ailes de papillon. Enfin le Coq bénéficie de la voix magnifique de Maria Nazarova, chantant en coulisses, soprano affrontant les aigus du gallinacé avec un timbre très profond et différencié par rapport à la reine. Wilfried Gonon, sorte de Michel Blanc tombé du nid et passé du côté obscur, attendant son heure, inquiète, puis terrifie après le meurtre du tsar.


Daniele Rustioni sait faire vivre la partition avec toute la délicatesse et la luminosité espérées, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon offrant ses timbres plutôt ambrés et assez fondus qui participent à l’atmosphère volontiers sombre de la production. Le chef italien sait surtout ne pas trop en faire, et ne couvre jamais les chanteurs. Le chœur, sous la houlette de Roberto Balistreri, affronte crânement un ouvrage relativement rare, dans une langue qui ne lui pose aucun problème.


Captée par Medici.tv, la production ravira les spectateurs aixois lors du festival d’été, leur offrant une nuit d’ivresse dont on ressort un peu hébété mais ravi.



Philippe Manoli

 

 

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