About us / Contact

The Classical Music Network

Madrid

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Une distribution insurpassable pour la chasse au bouc émissaire

Madrid
Teatro Real
04/19/2021 -  et 22, 24, 27, 29 avril, 2, 5, 7, 10 mai 2021
Benjamin Britten: Peter Grimes, opus 33
Allan Clayton (Peter Grimes), Maria Bengtsson (Ellen Orford), Christopher Purves (Capitaine Balstrode), Catherine Wyn-Rogers (Auntie), John Graham-Hall (Bob Boles), Clive Bayley (Swallow), Rosie Aldridge (Mrs. Sedley), James Gilchrist (Horace Adams), Jacques Imbrailo (Ned Keene), Barnaby Rea (Hobson), Rocío Pérez (Première nièce), Natalia Labourdette (Seconde nièce), Saúl Esgueva (John)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Deborah Warner (mise en scène), Michael Levine (décors), Luis Carvalho (costumes), Peter Mumford (lumières), Kim Brandstrup (chorégraphie), Will Duke (vidéo)


M. Bengtsson, A. Clayton (© Javier del Real/Teatro Real)


Peter Grimes, le premier opéra de Britten (Paul Bunyan n’est pas un opéra), signala le retour à la patrie de Britten et Pears. La crainte de tous les deux se reflète très clairement dans les fantasmes de Grimes: le Royaume-Uni comme un grand borough dont les lois continuent à condamner la sodomie. En outre, ils étaient pacifistes (en 1942-1943!), tout comme Tippett et pas mal d’autres; par chance, le borough britannique n’était pas un autre pays quelconque du continent, des Alliés ou de l’Axe.


Ce premier opéra des quinze que composera Britten (y compris les mystères d’église et les opéras pour enfants) continue à nous surprendre soixante-quinze ans après sa première. Par la maturité de la solution dramatique, surtout: un héros bien caractérisé, mais sans un excès de ligne vocale; un chœur co-protagoniste ou antagoniste; un personnage féminin bien défini dans ses rapports avec Grimes (Ellen); un groupe de personnes surgissant du chœur mais avec des traits individuels formant des personnages à part entière (Balstrode, Keene, Auntie, Mrs. Sedley, Boles, Swallow, Adams, Hobson, les nièces); une définition dramatique de la mer au travers, surtout, des six interludes orchestraux, avec une définition d’un autre genre pour le village, le borough. Peter Grimes n’est pas un opéra de la mer: il s’agit d’un opéra du village dont les habitants vivent de la mer, sont des pêcheurs.


Mais le borough, le village est là depuis le début, dans la scène du procès. Deborah Warner définit cette situation d’une façon assez vigoureuse, comme en avance de la force de tout le drame à venir: sans mobilier, sans salle d’audience, la scène toute nue, le chœur dans la pénombre, les lampes électriques inquiètes et inquiétantes, inquisitoires sur l’accusé. La nudité de la salle montre au moins deux traits de la solution pour le décor: la pauvreté, voire la misère du borough, un vide plein de petits objets de travail des pêcheurs ou des restes des petits divertissements de la ville, voire une illusion des gréements d’un voilier; un dépouillement dont le sens théâtral est justement rempli par un chœur envahissant la scène, jamais écrasé par elle, et son absence fait du décor de Michael Levine la meilleure opportunité pour les rares monologues ou duos de cet opéra: remplir la scène, vider la scène, remplir encore la scène, toujours mouvementée, toujours avec une violence venant des esprits, parfois de la nature (scène de la tempête). Mais attention: Britten ne donne jamais une qualité humaine à l’orage, son inspiration et tout à fait post-impressionniste (chez Debussy, on sait bien que la mer n’est plus humaine).


Deborah Warner a le bon goût de ne pas illustrer les petits poèmes symphoniques définis par Britten comme interludes, même si l’action vient un peu se mêler vers la fin dans les dernières pièces. On l’en remercie dans une époque où l’on a horreur du vide et où l’on fait danser et faire de pitreries aux acteurs pendant la musique.


La masse, le chœur avec les acteurs, même limitée, est le borough, mais ce n’est pas du tout la masse dans le sens de l’entre-deux-guerres, une masse citadine, manipulée et heureuse d’être manipulée, une masse anonyme. Ce n’est pas non plus la masse apparue dans les visions étonnées, horrifiées même, des écrivains du XIXe siècle, comme Walter Benjamin l’a défini à propos de Baudelaire et ses contemporains, y compris Poe, flâneurs ou pas. Pour le borough, Grimes, le désagréable, le grossier, le violent, devient surtout une opportunité de déterminer et chasser le bouc émissaire. Le bouc émissaire dans le sens étudié par René Girard dans ses livres (pas seulement dans son œuvre intitulée justement Le Bouc émissaire): une population limitée, avec des traits préurbains, chasse son bouc émissaire et, après, on bâtit une explication, parfois devenant à la longue un mythe. Britten et Slater, d’après le poème de Crabbe, ne donnent pas le temps au borough de refaire l’histoire; et celle-ci paraît finir tragiquement pour Grimes, paisiblement pour le borough dans ce beau matin sur la côte, d’où l’on voit un naufrage lointain.


En revanche, le chœur du borough est composé par des voisins qui se connaissent tous, donnant une voix, un visage concret de temps en temps ou tout au long des situations, surtout dans les deux scènes des villageois, celle de la tempête vécue à l’intérieur de la taverne du Boar, Le Sanglier; et celle du bal, menant fatalement à la chasse de Grimes. Dans ces scènes-ci, nous voyons un des atouts de la mise en scène de Warner: la réussite dans la caractérisation de tous les personnages individuels, d’habitude perdus dans le chaos, mais ici tous présents, même les deux nièces, très bien définies.


Pour ce déploiement de personnages, de voix individuelles, il faut une distribution ambitieuse. Mais on n’attendait pas un niveau aussi élevé. Le rôle de Grimes est pour un ténor lyrique avec des passages héroïques, une voix toujours claire et en même temps une vigueur, une puissance permettant d’exprimer les angoisses, les illusions impossibles et la malveillance du personnage. On se demande si, loin de Pears et bien après Vickers, on n’a pas trouvé en Allan Clayton un Grimes frôlant l’idéal. Ses solos, ses duos avec Ellen – on viendra plus tard à Maria Bengtsson –, son chant final, de mort et désolation, nous montrent une voix frappante et un acteur exprimant, avec cette voix équilibrée, le dessin justement d’un déséquilibre, ce qui fait du héros une cible pour le groupe des médisants et prêcheurs de haine, le groupe qui imposera au borough les préjugés de la furie.


Ellen Orford est le plus visible des personnages, avec Balstrode, en faveur de Grimes. Mais elle vient de l’extérieur, et bien qu’étant l’institutrice, elle n’a qu’un crédit limité face à la communauté. Elle se trouve entre le borough, engagée dans l’éducation des enfants, et son penchant, voire son amour, envers Grimes. La voix de la soprano suédoise Maria Bengtsson est assez lyrique, assez dramatique et, en même temps, assez claire, pour le rôle d’Ellen, entre la poésie introspective et son désarroi devant le déroulement des faits. Son duo avec Grimes, lyrique, puis violent, sa chanson seule devant le tout jeune apprenti montrent une grande qualité de voix de théâtre. En même temps, il faut remarquer que rarement on dessine une Ellen Orford comme celle-ci. Normalement, c’est une femme sans attrait spécial, mais ici il s’agit d’une femme aux allures modernes, une belle femme entre le peuple et les personnes illustres.


Parmi les rôles secondaires, on est interloqué devant certains noms: Jacques Imbrailo, formidable Billy Budd dans ce théâtre (aussi avec Deborah Warner), bien connu comme Pelléas, chante sans difficulté le rôle de Ned Keene; Christopher Purves, vedette au Teatro Real du Perfect American et l’un des rôles principaux de Written on Skin, est Balstrode, un des soutiens de Grimes face à la foule des voisins; John Graham-Hall, Aaron au Teatro Real et à la Bastille, Grimes même à la Scala en 2012, Aschenbach à l’ENO en 2013, joue ici le rôle de Bob Boles. Il faut ajouter Clive Bayley (Philippe II, Claggart, Leporello), formidable dans le rôle du farceur de Swallow, et James Gilchrist, splendide en révérend Adams, et la jeune basse Barnaby Rea, comme Hobson. C’est incroyable, et peut-être unique. Mais, en plus, on a les deux rôle secondaires féminins opposées, la ferme autorité vocale et scénique de Catherine Wyn-Rogers en Auntie et la réussite de Rosie Aldridge dans la médisance hypocrite de Mrs. Sedley. Enfin, on ne verra pas souvent une définition, une caractérisation des deux nièces aussi abouties que dans la direction d’acteur de Barbara Warner, avec les voix déjà très importantes des jeunes sopranos madrilènes Rocío Pérez et Natalia Labourdette. Ce sont, tous, des voix surgissant de la foule des voisins, du chœur; et ce ne sont pas les seules, il y en a d’autres intervenant parfois par-dessus le chœur. L’approche et l’esthétique de Britten et Slater sont spécialement bien servies par la direction de Warner, dont les nombreux détails donnent le sens de cette histoire de violence (intérieure, chez Grimes; exaltée, mais nuancée, chez quelques voisins, chez Ellen, chez Balstrode).


Sous la direction d’Ivor Bolton, l’Orchestre du Teatro Real a joué supérieurement après des jours moins brillants dans des circonstances difficiles, mais pendant l’épidémie, les représentations ont quelque chose de miraculeux. Les résultats du chef, de l’orchestre et du chœur, formidable comme d’habitude mais encore plus que d’habitude, n’ont rien de miraculeux: il s’agit d’une préparation soignée, d’un chef-d’œuvre collectif se hissant au niveau d’un opéra exceptionnel et d’une distribution unique. Bolton et Máspero sont aussi les héros de cette réussite, de ce succès, incontestable le jour de la première.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com