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Un alignement de planètes

Bordeaux
Grand-Théâtre
03/07/2020 -  et 9, 12, 15 mars 2020
Charles Gounod : Roméo et Juliette
Nadine Sierra (Juliette), Pene Pati (Roméo), Nicolas Courjal (Frère Laurent), Philippe-Nicolas Martin (Mercutio), Adèle Charvet (Stéphano), Thomas Bettinger (Tybalt), Christian Helmer & Jean-Christophe Lanièce (Le Comte Capulet), Marie-Thérèse Keller (Gertrude), Romain Dayez (Le Comte Pâris), Geoffroy Buffière (Le Duc de Vérone), Hugo Santos (Frère Jean), François Pardailhé (Benvolio), Louis de Lavignère (Gregorio)
Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, Salvatore Caputo (préparation), Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Paul Daniel (direction musicale)
Justin Way (mise en espace), François Menou (lumières)


N. Sierra, P. Pati (© Eric Bouloumié)


La première de Roméo et Juliette au Grand-Théâtre de Bordeaux était très attendue: après les débuts européens très réussis de Pene Pati l’an dernier en Percy d’Anna Bolena, et l’éclatante réussite de Nadine Sierra dans la Manon de Massenet (voir ici, tous deux en terre girondine, ceux-ci s’y retrouvaient quelques mois après avoir obtenu un grand succès à San Francisco dans Roméo et Juliette justement. La pression était grande pour les artistes (comme nous l’a confié le ténor néo-zélandais dans un entretien à paraître) de présenter ces rôles en français devant un public français. Et le hasard a voulu que, le même soir, son épouse Amina Edris triomphe en Manon à l’Opéra Bastille. Un alignement de planètes miraculeux, qui a eu son pendant sur scène, car l’alchimie entre les deux protagonistes (qui partagent le même professeur de chant californien) s’est révélée évidente tant sur le plan vocal que sur le plan théâtral.


Disons-le tout net: ce couple est proche de l’idéal, car chacun cultive des qualités complémentaires qui lui permettent de toucher le spectateur à l’âme. Leur français exemplaire, sans aucune pointe d’accent chez le ténor, s’accompagne surtout d’un style parfait. Car ce n’est pas tout de chanter phonétiquement la langue, il faut comprendre les émotions des personnages et les faire siennes; il faut ensuite les exprimer dans le chant. Chez Pene Pati, cela se traduit d’abord par un respect maniaque des dynamiques, que d’autres négligent. A quoi sert que l’orchestre prépare la fin de l’air «Ah, lève-toi, soleil» pianissimo, si le ténor chante le dernier «parais» fortissimo, comme Vittorio Grigolo récemment à la Scala? Pene Pati nous l’offre pianissimo, en s’agenouillant, et c’est un ravissement. Il use du piano et du pianissimo autant que possible, tout au long des premier et deuxième actes, puis au dernier, un pianissimo nourri, projeté, s’attachant à exprimer tous les sentiments contradictoires de Roméo, avec une délicatesse qui nous fait rendre les armes. Mais quand vient le fortissimo, dans la rage du troisième acte, à l’heure du duel, il nous ravit tout autant, notamment à l’extrême fin par un ut fortissimo de près de quinze secondes («je veux la revoir»)!


Auparavant il a gagné le cœur des spectateurs par une interprétation de Roméo d’une grande sensibilité. Ceux qui voient en lui un mauvais acteur en seront pour leurs frais: la mobilité des traits du visage, l’expressivité des regards, la diversité des intentions et la finesse psychologique dont il fait preuve lui permettent de dresser un portrait convaincant du fils de famille véronais, avec une sorte d’audace dans la timidité même, et comme un ravissement d’être là (le chanteur rejoignant ici le personnage). Et quel couple il forme avec Nadine Sierra, menue mais grande (presque autant que lui), bien mise en valeur par une robe d’un rose passé, très près du corps, simplement coiffée d’une queue de cheval! La soprano américaine ne manque pas non plus de naturel, et ne fait qu’une bouchée d’un personnage moins complexe que Manon, toute de fraîcheur mais sans candeur excessive: virtuose certes au premier acte, sa voix est d’un cuivre profond, ambrée, très ronde dans le grave, au vibrato intense, et lui permet, après l’émerveillement du premier acte et le baiser idéalement «volé» par Roméo, un «air du poison» parfaitement convaincant, grâce à ces ressources dans le bas de l’ambitus, une éclatante projection, et un phrasé ciselé.


La maison bordelaise n’a pas lésiné pour réunir autour d’eux une distribution remarquable: si hélas Christian Helmer déclare forfait, il mime le rôle sur scène et Jean-Christophe Lanièce sauve la représentation depuis le bord de scène. Nicolas Courjal est un Frère Laurent de luxe, svelte et jeune, d’une onction et d’une compassion remarquables, très à l’aise dans les tréfonds de l’ambitus et usant lui aussi d’un pianissimo délicat, que l’orchestre devrait mieux respecter. En Mercutio, Philippe-Nicolas Martin répond avec vaillance et précision rythmique aux rodomontades tragiques du Tybalt luxueux de Thomas Bettinger, à la voix tranchante comme épée, fulgurante. Autour d’eux, Adèle Charvet fait mouche en Stéphano lumineux et inconscient des conséquences de ses audaces, tandis que Geoffroy Buffière prête sa noble basse à l’autorité douloureuse du duc. Marie-Thérèse Keller, taille de guêpe et coiffure de style, semble être une ancienne Juliette revenue conseiller la plus jeune, et la voix suit toujours. De jeunes talents complètent la distribution, et tous sont à citer: Romain Dayez en Pâris finement projeté, Hugo Santos, jeune basse au timbre profond et rocailleux en Frère Jean, François Pardailhé en Benvolio sensible, et Louis de Lavignère, prêtant un très fringant baryton à Gregorio.


Les artistes du chœur, très bien préparés par Salvatore Caputo, forment un ensemble subtil et puissant, surtout dans «Capulets, race immonde» au troisième acte, et ils ne se contentent pas de chanter mais jouent leurs rôles avec talent.


On était prêt à entendre une version de quasi-concert, compte tenu des voix réunies. La mise en espace de Justin Way constitue une heureuse surprise, car elle a les avantages d’une mise en scène avec une simplicité et une lisibilité parfaite, sans le poids de lourds décors démonstratifs ou réalistes. Les costumes simples et modernes, les décors réduits et stylisés sont parfaitement efficaces. Des pans blancs en arrière-fond permettent aux lumières de François Menou de créer des ambiances parfaitement identifiables et très belles, l’aube et le crépuscule étant essentiels dans cette œuvre. Justin Way utilise avec finesse la profondeur pour organiser l’espace entre les groupes des chœurs et les solistes, et sa direction d’acteurs très travaillée fait merveille.


Tout cela met les voix en valeur en soutenant l’action. On aurait aimé que Paul Daniel en fît autant. Mais sa direction s’épanouit plus dans les moments martiaux où les cuivres sont surexposés que dans ceux de pure poésie où il couvre parfois les pianissimi des chanteurs.


C’est la seule ombre au tableau d’une soirée mémorable, qui a vu un ténor de rang mondial franchir une nouvelle étape de sa carrière, dans une mise en espace très épurée qu’on aimerait revoir.



Philippe Manoli

 

 

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