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Noyade dans la dysphorie

Strasbourg
Opéra national du Rhin
09/18/2019 -  et 20, 21, 22 septembre 2019
Philip Venables : 4.48 Psychosis (création française)
Gweneth-Ann Rand (Gwen), Robyn Allegra Parton (Jen), Susanna Hurrell (Suzy), Samantha Price (Clare), Rachael Lloyd (Emily), Lucy Schaufer (Lucy)
Membres de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Richard Baker (direction)
Ted Huffman (mise en scène), Hannah Clark(décors et costumes), D.M. Wood (lumières), Vidéo : Pierre Martin (vidéo), Simon Hendry (conception sonore), RC-Annie (mouvements)


(© Stephen Cummiskey)


4 h 48 : l’heure programmée d’un suicide. La pièce entière de Sarah Kane tourne autour de cette perspective morbide, multiples itinéraires tantôt empruntés tantôt évités, avec à la clé un enfoncement toujours plus inexorable dans la maladie mentale. A l’issue, le personnage/récitant de ce long monologue d’un peu plus d’une heure met fin à ses jours, en respectant l’horaire. L’aura subversive de Sarah Kane, dont c’était là la cinquième pièce achevée, s’est-elle encore trouvée renforcée par le propre suicide de l’auteur, quelques mois plus tard, avant même la première représentation ? Certainement oui : en quelque sorte une performance poussée au bout de sa propre et terrible logique.


Ce drame court, juxtaposition elliptique de répliques, n’est ni tout à fait un récit ni même une pièce, mais une sorte de méli-mélo d’affects, pulsions, digressions dérisoires, dont la structuration progressive ne semble pouvoir finalement aboutir qu’au non-retour suicidaire. La langue de Sarah Kane, flamboyante, au prix parfois d’un rien de surréalisme d’écorché vif un peu trop facile peut-être, évite heureusement la plupart des poncifs habituels des représentations théâtrales ou filmées de la psychiatrie. On ressent là une troublante authenticité, dans la récurrence assommante de la pathologie, dans la litanie d’une impuissance médicale déclinée à coups de noms de spécialités pharmaceutiques inefficaces et d’effets secondaires, dans les barrages aussi qui viennent constamment perturber le transfert affectif entre patient et thérapeute. Un ordinaire de l’asile, démarquage douloureux d’une vie réelle où autant les soignants que les souffrants finissent par interpréter leurs rôles comme s’ils étaient écrits d’avance, avec un fatalisme qui n’est pas moins effrayant d’un côté que de l’autre. Le comble de la dépression, c’est peut-être ici, qu’on le trouve : avoir réussi à en faire une pièce autobiographique, avant d’y sombrer définitivement.


Rajouter de la musique, donc de l’artifice, du factice, là-dessus ? A priori impossible, ou alors, effectivement, comme a décidé de le faire ici le compositeur britannique Philip Venables, proposer plutôt une sorte de collage d’éléments radicalement hétérogènes qu’une partition développée. Six personnages féminins sur scène, dont les voix, plus souvent parlées ou proférées que véritablement chantées, s’entrelacent et s’entrechoquent en polyphonies imprévisibles, comme autant d’expressions simultanées possibles d’une psyché à la dérive. Un orchestre d’une douzaine de musiciens qui ponctuent, scandent, colorent l’ambiance bien davantage qu’ils ne structurent quoi que ce soit. Un traitement électronique spatialisé qui alterne fonds sonores d’une banalité dérisoire et passage fortement saturés, à la limite du traumatisme auditif. Voilà pour les ingrédients, heureusement maniés par Venables avec un savoir-faire d’Outre-Manche bien particulier, qui charrie encore et toujours quelques beaux relents d’un incontournable héritage brittenien : l’économie de moyens d’un opéra de chambre, voire quelques élégantes irruptions d’un pathos mélodique distancié, au moyen de citations à peine déguisées (Purcell ? Bach ?). Créé à Londres en 2016, l’ouvrage a été immédiatement remarqué, et dans le monde assez naturellement compassé de l’opéra, il peut de fait y faire figure d’astéroïde raisonnablement percutant, dont on ressent le choc sans toutefois souffrir ni trop brutalement ni, surtout, trop longtemps (90 minutes : c’est juste assez!).


A l’Opéra national du Rhin, Elayce Ismail a repris soigneusement la scénographie initiale de Ted Huffmann et Hannah Clark : plateau évidemment blanc et nu, quelques rares tables et chaises, exactement le même costume pour chacune de ces six femmes, facettes différentes d’une même désespérance en vase clos. Trois sopranos, trois mezzos, dont seules les couleurs chaleureuses de la voix de Gweneth-Ann Rand se détachent. Les cinq autres parties sont plus fuyantes, épisodiques, somme toute ingrates, mais toutes concourent à la pertinence d’un prégnant effet global. Direction d’acteurs au cordeau dont on ne cherche même plus à savoir si le naturel provient d’un travail acharné ou au contraire parfois d’une relative improvisation. Ici le texte de Sarah Kane reste de toute façon maître du jeu dans sa lisibilité même, entretenue s’il le faut à coups de projections rythmées du sur-titrage sur le décor. Parfois le déroulement syllabique de ces mots projetés se substitue carrément aux voix, apparaissant sur les murs au fil d’une déclamation devenue fictive, figurée seulement par des impacts de percussion ou des bruits de scie. L’effet, là, pour le coup minutieusement chronométré, est dévastateur. Juchés sur un praticable en hauteur qui les laisse continuellement visibles au-dessus du décor, quelques membres de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (dans une formation atypique : flûte, saxophones, quelques cordes, claviers, percussions...) s’acquittent de leur tâche avec une netteté rythmique scrupuleusement coordonnée par Richard Baker, à défaut de pouvoir juger de timbres modelés par une sonorisation très intrusive.


A l’issue de cette création de l’ouvrage en France, dans une ambiance qui ne devrait vraiment laisser aucune place à un quelconque optimisme, c’est pourtant une formidable nouvelle que viennent annoncer sur scène Bertrand Rossi, directeur par intérim, et Albrecht Thiemann, rédacteur en chef du mensuel d’opéra berlinois Opernwelt : l’Opéra national du Rhin nommé « Opéra de l’année » par un panel d’une cinquantaine de critiques spécialisés. La rédaction d’Opernwelt est coutumière de cet exercice depuis de nombreuses années (1993 très exactement), et les maisons d’opéra, le plus souvent de langue allemande il est vrai, qui décrochent cette timbale accueillent en général la nouvelle avec un triomphalisme tout à fait marqué (on a pu vivre ce type d’exaltation déjà à Francfort (trois fois), Bâle (deux fois), Stuttgart (sept fois !!!), Munich, Mannheim...). Il est clair qu’en revanche de ce côté du Rhin (où d’ailleurs la distinction n’était jusqu’ici tombée qu’une seule fois, à Lyon en 2017), on ne sera peut-être pas aussi immédiatement sensible à l’importance de l’hommage, et peut-être n’en fera-t-on pas aussi bruyamment étalage pendant toute la saison. Mais ceci n’enlève rien à une intention tout à fait respectable et pertinente : distinguer une programmation originale, inventive, voire d’ouverture particulière sur notre monde moderne. Tout cela, la politique artistique d’Eva Kleinitz, directrice bien trop tôt disparue en mai dernier, l’incarnait avec une acuité qui n’a pas échappé aux votants. Un très bel hommage !



Laurent Barthel

 

 

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