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L’évidence Baden-Baden Festspielhaus 05/12/2019 - Ludwig van Beethoven : Quatuor n° 16 en fa majeur, opus 135
Frédéric Chopin : Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur, opus 61 – Scherzo n° 4 en mi majeur, opus 52
Ernst von Dohnányi : Quintette pour piano et cordes n° 1 en ut mineur, opus 1 Marc-André Hamelin (piano), Quatuor Takács: Edward Dusinberre, Harumi Rhodes (violon), Geraldine Walther (alto), András Fejér (violoncelle)
A. Fejér, H. Rhodes, G. Walther, E. Dusinberre (© Amanda Tipton)
Hongrois, le Quatuor Takács ? Oui et non, enfin plus vraiment. En 1975, effectivement, ce sont quatre brillants étudiants de l’Académie Franz Liszt de Budapest qui créent cet ensemble, et remportent rapidement de nombreux prix internationaux. Mais dès 1983, le Quatuor Takács s’installe au Etats-Unis, et depuis lors il n’a cessé de s’américaniser! Désormais en résidence à l’Université du Colorado, il ne compte plus dans l’équipe, après quarante-quatre saisons d’existence, qu’un seul de ses membres fondateurs, le violoncelliste András Fejér. Les autres, les violonistes Edward Dusinberre et, depuis peu, Harumi Rhodes, ainsi que l’altiste Geraldine Walther, sont de purs musiciens d’Outre-Atlantique, bien loin de l’atavisme magyar original de la formation. Le Quatuor Takács y a certainement perdu de son authenticité « Mitteleuropa », cela dit il en a acquis encore davantage de perfection et de lustre, et reste sans doute, dans son état actuel, l’une des plus fiables et parfaites formations de musique de chambre du moment.
Dès les premiers accords du Seizième Quatuor de Beethoven, on est frappé par une exceptionnelle densité, un grain charnu mais sans jamais trop appuyer, et ceci à tous les pupitres. On attribuerait volontiers cela aux quatre précieux instruments du facteur italien Niccolò Amati qu’ont longtemps utilisé les membres du Quatuor Takács, au son à la fois doux et chaleureux. Au détail près qu’aujourd’hui les Takács n’ont plus à leur disposition ces mythiques violons, alto et violoncelle, ce que m’a confirmé leur leader Edward Dusinberre « We’re no longer playing the Amati set, but we’re lucky to have a nice mixture of old Italian instruments! ». Mais l’essentiel de cette couleur particulière demeure, comme on peut s’en apercevoir dans les merveilleuses variations lentes du Lento assai, cantante e tranquillo, parfaitement équilibrées dans leurs entrées successives. Les autres mouvements de ce quatuor énigmatique sont détaillés par les Takács avec un grand sens de l’architecture mais aussi un rien de détachement, comme si les musiciens laissaient un peu « filer » une partition qu’ils connaissent particulièrement bien. De la difficulté, aussi, de commencer un concert par une œuvre aussi charpentée...
Pas d’entracte, pour ce concert matinal, donné à 11 heures. Le pianiste québécois Marc-André Hamelin s’installe au piano sitôt les Takács sortis. Un interprète à la carrière trop rare en Europe, et c’est grand dommage. Rares sont les pianistes qui peuvent donner l’impression de maîtriser à ce point leur sujet en récital, mais surtout avec un tel calme apparent. Hamelin va droit au but, sans détours, et creuse deux partitions de Chopin archi-rebattues, Polonaise-Fantaisie et Quatrième Scherzo, avec une expressivité extraordinairement calibrée, sans rien ni de trop ni de trop peu. Tempi parfaits, articulation irréprochable, technique qui se fait totalement oublier : à un tel niveau pianistique tout devient évident, y compris le discours mouvant voire fantasque de la Polonaise-Fantaisie, l’une des pièces les plus belles et mystérieuses de Chopin. La comparaison du Quatrième Scherzo avec celui de Krystian Zimerman sur cette même scène une semaine plus tôt est intéressante : autant l’un paraissait tourmenté, instable, autant celui-ci s’impose avec un naturel total.
Retour des Takács en scène, pour le Premier Quintette avec piano d’Ernö Dohnányi, assez rarement joué, alors pourtant qu’il s’agit d’une partition très attractive, ostensiblement démarquée du Quintette avec piano opus 34 de Brahms, mais dotée de davantage de fluidité et de lisibilité que son modèle, passablement tourmenté. Le jeune musicien hongrois n’a que 18 ans au moment où il écrit ce Quintette, mais il y maîtrise déjà à la perfection l’art de tenir un auditoire en haleine tout au long d’une partition de grand format. L’œuvre déborde de formules mélodiques heureuses et d’échanges limpides, entre les cordes et une partie de piano fluide, d’une agréable virtuosité volubile. Marc-André Hamelin et les membres du Quatuor Takács nous la font visiter en gardant toujours un juste équilibre entre grandes manières romantiques et une certaine simplicité de bon aloi, pour une page qui reste de jeunesse et pas toujours d’une substance inépuisable. En tout cas on passe là de bien agréables moments, écoutés dans un silence parfait par un public peu nombreux, vu l’heure matinale, mais comblé.
Laurent Barthel
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