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Prokofiev poète

Baden-Baden
Festspielhaus
03/08/2019 -  et 3 (Chicago), 11 (Köln) mars 2019
Richard Wagner : Isoldens Liebestod (arrangement Liszt, S. 447)
Franz Liszt : Sonate en si mineur, S. 178
Sergei Prokofiev : Dix Pièces de Roméo et Juliette, opus 75

Behzod Abduraimov (piano)


B. Abduraimov


Le récital de piano n’est pas une discipline qui va de soi. Il lui faut un artiste d’envergure qui tienne le choc du « one man show » pendant près de deux heures, ainsi qu’un public averti et surtout motivé. Assez généralement, mieux vaut programmer ce type d’événement dans des salles pas trop grandes, sous peine de nombreux sièges vides, à moins que l’artiste ne soit vraiment vendeur : des noms qu’aujourd’hui on compte vraisemblablement sur les doigts des deux mains, pas davantage. C’est dommage mais il faut s’y résigner.


Donc quand le Festspielhaus de Baden-Baden programme un récital de Lang Lang, l’énorme salle est pleine jusqu’au plafond, pour un concert en général non satisfaisant, proche de la démonstration de cirque et criblé des toux grasses d’un public venu plutôt pour respirer le même air que la star que l’écouter attentivement. En revanche, quand se produisent ici des pianistes aussi extraordinaires qu’un Simon Trpceski ou ce soir un Behzod Abduraimov, il faut fermer tous les balcons et se contenter de garnir parcimonieusement les fauteuils d’orchestre. Economiquement c’est peu rentable, mais là au moins on apprécie que les auditeurs soient venus pour écouter réellement, silencieusement, sans déranger leurs voisins.


Behzod Abduraimov (si peu connu que même le rédacteur du programme de salle a amputé son prénom de son « h » médian, à toutes les pages), est né à Tachkent en 1990. Sa carrière internationale a commencé il y a une dizaine d’années déjà, suffisamment brillante pour qu’elle lui assure un contrat d’enregistrement chez Decca, comme son quasi-exact contemporain Benjamin Grosvenor, jeune pianiste britannique pour lequel l’engrenage du succès médiatique semble cependant mieux enclenché. A Baden-Baden, Abduraimov n’aurait peut-être pas encore été invité s’il n’avait déjà remplacé ici-même Daniil Trifonov au pied levé pour un Troisième Concerto de Rachmaninov semble-t-il extraordinaire, en tout cas suffisamment marquant pour que la direction du Festspielhaus ait eu immédiatement l’envie de le reprogrammer ultérieurement dans un récital.


Le premier contact avec l’artiste est engageant, mais sage. Une allure d’étudiant mûri et rangé, quelques mouvements des bras pour prendre un peu possession de l’espace, quelques manœuvres de réglage du tabouret de piano et puis résonnent les premières notes d’Isoldens Liebestod, transcription de la Mort d’Isolde de Wagner par Franz Liszt. D’emblée les nuances étonnent : un son de piano nourri mais discret, vraiment piano voire pianissimo comme noté, ce qui fait d’autant plus apprécier l’absence de toux quinteuses de l’auditoire, d’emblée capté et attentif. Un Liszt très musical, sans esbroufe, y compris quand la dynamique augmente et culmine dans d’impressionnantes battues d’accords, d’une puissance obtenue surtout par l’énergie des épaules. La lecture reste d’un romantisme mesuré, assez factuelle, mais de belle allure. Mêmes conclusions pour une ambitieuse Sonate de Liszt, assumée avec des réserves techniques colossales (même plus impressionnantes encore que celle d’un Trifonov, dont le son peut tout de même se creuser ou vaciller de temps à autre, alors qu’ici jamais). Chaque segment de l’œuvre est parfaitement exécuté, impressionne vivement en tant que tel, mais l’arche, la continuité, l’impression de grand fleuve musical qui sous-tend l’ensemble, ne sont pas tout à fait trouvés. Il faut sans doute encore davantage de maturité, et peut-être aussi de relâchement d’un contrôle cérébral que l’on ressent comme extrêmement fort, voire rigoriste.


Seconde partie en revanche inoubliable : les Dix Pièces pour piano tirées de Roméo et Juliette, suite que Prokofiev a créée lui même en concert en 1937. A l’époque, c’était surtout un moyen de promouvoir ce ballet qui n’avait pas encore été donné en public, mais aussi d’en faire valoir la poésie et le lyrisme d’une autre façon, plus intime. Et c’est bien cette sensibilité particulière, cette vibration tendre, qui nous émeut beaucoup sous les doigts de Behzod Abduraimov : une approche merveilleusement nuancée, qui diffère à tous égards de la virtuosité d’acier de nombre d’interprètes de Prokofiev. Tout est en place, l’éventail dynamique peut se révéler énorme, il n’y a bien sûr pas une note à côté, mais rien ne semble violent ou contraint et le piano respire toujours sans résonances métalliques ou écrasées. Même impression de totale maîtrise dans La Campanella donnée en bis, qui ne verse dans l’esbroufe que dans la toute dernière section, où tout à coup le pianiste fait monter le métronome dans le rouge, ce qui est surprenant après s’être aussi longuement imposé dans le bon goût. Fallait-il vraiment aller de la sorte à la pêche aux applaudissements ? Au vu de la qualité d’attention du public, aux anges pendant toute cette seconde partie Prokofiev, ce n’était guère nécessaire.



Laurent Barthel

 

 

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