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Le sens du rythme

Berlin
Philharmonie
02/28/2019 -  et 2*, 3 mars 2019
Edgar Varèse: Intégrales
Peter Eötvös: Speaking Drums
Nikolaï Rimski-Korsakov: Shéhérazade, opus 35

Martin Grubinger (percussions)
Noah Bendix-Balgley (violon solo), Berliner Philharmoniker, Zubin Mehta (direction)


M. Grubinger (© Simon Pauly)


Le souvenir que l’on emportera de ce concert sera sans doute moins la musique en tant que telle que la vision d’un Zubin Mehta affaibli. L’homme a longtemps porté beau mais, à quelques semaines de son quatre-vingt troisième anniversaire (il est né le 29 avril 1936), c’est un chef aux cheveux plus clairsemés qui apparaît, marchant à petits pas jusqu’à son estrade, appuyant sa désormais fragile personne sur une canne, et dirigeant assis sur une estrade haut placée. Ayant dû annuler pour des raisons de santé l’ensemble de ses engagements depuis le début du mois de juillet 2018, il fut remplacé aussi bien par Yoel Levi pour une tournée d’adieux qu’il devait conduire aux Etats-Unis à la tête de l’Orchestre philharmonique d’Israël que par Daniel Harding lors du soixante-dix-huitième bal de l’Orchestre philharmonique de Vienne le 24 janvier dernier, ce dernier étant d’ailleurs lui-même apparu avec une paire de cannes, anglaises comme cela va de soi...


Autant dire que chaque spectateur était ému de voir Zubin Mehta, un des derniers monstres sacrés de la direction d’orchestre, qui a tout de même fait connaissance avec le Philharmonique de Berlin le 18 septembre 1961: au programme d’alors, le Concerto pour violoncelle de Schumann (avec Enrico Mainardi en soliste) et la Première Symphonie de Mahler. Cette longue collaboration – 172 concerts représentant 73 programmes différents! – lui a d’ailleurs valu d’être nommé membre honoraire de l’orchestre il y a quelques jours, sixième chef à l’être après Daniel Barenboim, Bernard Haitink, Seiji Ozawa, Nikolaus Harnoncourt et, dernièrement, Mariss Jansons. Or, bien qu’on ait l’impression de le connaître, le chef indien nous aura encore réservé une belle surprise avec ce programme des plus originaux, la première partie du concert étant en effet consacrée à une œuvre de Varèse dont les accents extrêmement modernes nous font oublier une date de composition déjà presqu’ancienne (1924!) et à une œuvre contemporaine d’Eötvös: la salle de la Philharmonie n’en fut pas moins pleine, les guichets ayant affiché le concert comme étant complet.


Ecrite pour onze instruments à vent et quatre percussionnistes, Intégrales (composée donc en 1924 et créée en 1925 sous la direction de Stokowski) est une pièce où les vents s’opposent aux percussions, les quatre musiciens requis jouant de dix-sept instruments différents. Les sonorités assez étales des bois et des cuivres forment ainsi un contraste assez étonnant avec des tambours, cloches, tam-tams, gongs et autres cymbales qui, eux, fusent de toute part. La baguette de Zubin Mehta n’a rien perdu de son élégance, non plus que de sa précision, le maître-mot de la réussite de cette œuvre où tout est absolument millimétré. Les accents stridents inauguraux de la clarinette en mi bémol (que l’on retrouve à la fin de l’œuvre) laissent rapidement place à une belle diversité de timbres (accents parfois jazzy du petit orchestre, sorte de fanfare de la part des cuivres, solo de hautbois quasi élégiaque de Jonathan Kelly) que Mehta enveloppe de toute son attention: une entrée en matière des plus convaincantes.


En vérité, quand on écrit qu’on voyait Zubin Mehta, disons plutôt qu’on l’apercevait derrière un amoncellement de percussions qui s’enrichit encore pour l’œuvre la plus étonnante de la soirée. Car Speaking Drums (écrite par Peter Eötvös en 2012 et créée en septembre 2013 à Monaco) est une pièce où le soliste est à la fois un instrumentiste et un conteur. Martin Grubinger est un adepte de ces concertos pour percussions et orchestre, ayant interprété aussi bien Frozen in Time (2007) d’Avner Dorman que Conjurer (2008) de John Corigliano, un concerto pour percussions, orchestre à cordes et cuivres. Sa performance tout autant musicale que physique fut absolument exceptionnelle! L’œuvre a de quoi étonner: qu’il s’agisse du début (Grubinger faisant tomber à la verticale une puis deux baguettes de batterie sur une caisse claire, laissant de fait les rebonds produire les premiers sons de cette pièce longue d’une bonne vingtaine de minutes), des déclamations par le soliste de quatre poèmes du hongrois Sándor Weöres (1913-1989) qui ressemblent davantage à des rugissements, des éructations, des onomatopées, des borborygmes, voire des incantations qui évoqueraient quelque sorcier vaudou ou aztèque priant le dieu Soleil, on est frappé par cette énergie débordante. Bien souvent, orchestre et percussions donnent davantage l’impression de jouer côte à côte plutôt que véritablement ensemble même si certains passages allient avec adresse l’un et les autres. Virevoltant de ses tam-tams à son xylophone, jouant des timbales d’au moins quatre manières différentes (avec des baguettes en feutre, des baguettes en bois, avec le plat des mains, avec les doigts...), allant de ses bongos à ses toms en se faufilant au milieu de cloches tubulaires, tambours, caisses claires et autres cymbales, effectuant un numéro assez exceptionnel en soi sur un charleston (après avoir joué des baguettes sur de grosses boîtes de conserve et un panneau d’interdiction de stationner!), le percussionniste autrichien (né en 1983) s’affirme comme un virtuose tout à fait exceptionnel. Il le prouva une fois encore dans un bis époustouflant sur caisse claire tenant à la fois de l’exercice incroyable et du numéro de cirque (tenant une de ses baguettes dans le dos, la faisant passer juste sous son menton...) qui fut salué par une véritable ovation. Dans Speaking Drums, l’orchestre reste très souvent en retrait, à l’exception notable de deux percussionnistes qui donnent également du rythme et de la couleur, fût-ce en frappant deux cailloux l’un contre l’autre. Quant au public, il a semble-t-il longtemps hésité entre amusement (les réactions, chuchotements et rires notamment, durant l’œuvre traduisant souvent une certaine circonspection) et étonnement (l’éternuement d’une spectatrice à un moment quelque peu silencieux faisait-il lui aussi partie de l’œuvre? Certains l’ont sans doute pensé...) pour, en fin de compte, laisser exploser une réelle admiration, en tout cas à l’adresse du soliste.


La seconde partie du concert était bien entendu beaucoup plus balisée avec la magnifique Shéhérazade (1888) de Rimski-Korsakov. Zubin Mehta joue ici sur du velours avec un orchestre au sommet de ses moyens, bénéficiant de solistes de haute volée. On citera bien entendu en premier lieu le Konzertmeister du jour, Noah Bendix-Balgley, dont les soli furent irréprochables dans l’engagement, la finesse et la justesse: impressionnant! Impressionnants aussi Wenzel Fuchs à la clarinette ou Stefan Schweigert au basson sans oublier Ludwig Quandt au violoncelle, Jesper Busk Sørensen au trombone ou Marie-Pierre Langlamet à la harpe. Pour autant, le résultat nous aura laissé sur notre faim, Mehta se laissant lui-même trop bercer par la splendeur orchestrale qui s’offrait à lui au détriment d’une véritable conduite de l’orchestre. Dans le premier mouvement («La Mer et le Vaisseau de Sindbad»), les sonorités sont pleines et enivrantes (alors que le choix de ne recourir qu’à six contrebasses et non aux huit habituelles pouvait traduire une volonté d’alléger au contraire le discours musical) mais beaucoup trop ouatées, la gestique suggestive de Mehta conduisant les musiciens à faire trop fréquemment du sur-place. Dans «Le Récit du prince Kalendar», les options souhaitées par le chef (reprises par la flûte et le basson notamment) flirtent étonnamment avec le mauvais goût alors qu’un discours simple et pris au pied de la lettre aurait sans doute suffi à nous charmer, l’ensemble s’avérant de temps à autre boursouflé. Dans la troisième partie («Le Jeune Prince et la Jeune Princesse»), Berlin reprend ses droits et avec lui des cordes extraordinaires (ce pupitre de violoncelles!); pour autant, si les couleurs sont bel et bien présentes, l’esprit n’est peut-être pas tout à fait au rendez-vous. C’est finalement la dernière partie («Fête à Bagdad - La Mer - Le vaisseau se brise sur un rocher magnétique surplombé d’un guerrier d’airain»), qui convainc le plus. L’orchestre s’emballe enfin, le rythme s’affirme de façon plus franche, les archets tressautent sur les cordes plus qu’ils ne les caressent, la cavalcade générale est superbe jusqu’à ce que la douceur du violon solo ne reprenne ses droits, Zubin Mehta faisant conclure l’orchestre dans un silence absolu.


C’est alors de son siège que le chef indien fit lever tour à tour les chefs de pupitre et divers solistes (dans cette œuvre, autant dire presque la moitié de l’orchestre) avant de revenir sur scène pour un seul salut: le public, debout dès son retour, saluait bel et bien, au-delà d’un concert comme on aimerait quand même en entendre quotidiennement, un chef immense qui retrouvera prochainement les Berliner Philharmoniker dans Otello de Verdi aussi bien au Festival de Baden-Baden (13, 16, 19 et 22 avril) qu’à la Philharmonie de Berlin (les 25 et 28 avril).


Le site de Zubin Mehta
Le site de Martin Grubinger



Sébastien Gauthier

 

 

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