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Antagonismes nocturnes Strasbourg Palais de la musique et des congrès 02/28/2019 - et 1er mars 2019 Ottorino Respighi : Fontane di Roma
Manuel de Falla : Noches en los jardines de Espana
Antonín Dvorák : Symphonie n° 8 en sol majeur, opus 88 Nelson Freire (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Constantin Trinks (direction)
N. Freire (© Sophie Dupressoir)
Un concert qui commence par un solo de hautbois de Sébastien Giot, c’est un peu comme si tout à coup le ciel s’ouvrait : un joli coin tout bleu et lumineux, annonciateur d’une soirée qui devrait pouvoir nous sortir de notre grisaille quotidienne. Et en effet tout s’annonce bien, avec ces finalement assez rares Fontaines de Rome de Respighi, dont le jeune chef d’orchestre allemand Constantin Trinks fait ruisseler les arpèges fluides avec une solide précision. Une direction bien construite, relativement attentive aux équilibres, mais qui n’évite pas toujours une certaine compacité, surtout dans les tutti les plus massifs, où les couleurs de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg deviennent métalliques. On pressent là une belle technicité, de la part d’un maître d’œuvre qui sait ce qu’il veut obtenir et parvient à le transmettre à ses musiciens d’un soir, mais le résultat manque de chaleur méditerranéenne.
Dans ce contexte un peu coincé, les Nuits dans les jardins d’Espagne de Manuel de Falla font évidemment figure de pierre de touche, surtout quand c’est Nelson Freire qui s’assoit au piano. Le vieux lion s’est assagi, voire n’ouvre plus qu’une paupière un peu nonchalante sur la musique qui défile à l’orchestre, dans ce contexte de symphonie concertante avec piano principal davantage que de concerto de virtuosité. Mais quand le fauve se réveille, ses coups de patte fascinent encore et toujours. Les parfums de l’Espagne s’exhalent librement de ce piano qui joue dans l’instant, avec une fantaisie coloriste toute debussyste et aussi une aisance rythmique assez large voire peu soucieuse de la barre de mesure. Avec la direction millimétrée de Constantin Trinks, indéniablement efficace et subtilement dosée, mais qui ne s’alanguit jamais, le hiatus est total, encore qu’assez peu gênant : un dialogue bizarre entre un paysagiste musical intensément poétique d’un côté et un post-impressionniste pointilliste de l’autre. En définitive, l’antagonisme peut s’avérer complémentaire, et ici il fonctionne même plutôt bien. Alors tant pis si parfois on ne sait plus très bien qui de l’un ou de l’autre a vraiment les commandes en main, surtout quand Freire commence à chalouper beaucoup la barque et que Trinks paraît cramponné au bastingage...
En bis, après cette page concertante assez courte, où il est presque sous-employé, le pianiste brésilien joue l’arrangement par Giovanni Sgambati (1841-1914) de la «Plainte d’Orphée» extraite du «Ballet des esprits bienheureux» au deuxième acte d’Orphée et Eurydice de Gluck. Une pièce que Freire joue un peu partout en concert depuis fort longtemps, et qu’il investit avec toujours avec le même charme sensible. Le moment reste admirable, même si techniquement cette musique ravissante sonne aujourd’hui un peu élimée et gauchie aux entournures, comme une paire de pantoufles trop longtemps portées.
Place ensuite à une Huitième Symphonie de Dvorák où Constantin Trinks reste seul à la barre et peut mener l’Orchestre philharmonique de Strasbourg là où il l’entend, c’est à dire dans un ailleurs musical monochrome et rigide qui n’a aucun rapport avec la chaleureuse et lumineuse Bohème qu’en principe cette musique évidente devrait pouvoir nous évoquer immédiatement. A la fin du premier mouvement, on se demande même si l’on va pouvoir résister plus longtemps à cette véritable séance d’étouffement, où la direction ne semble plus préoccupée que de faire avancer les troupes à grands renforts d’accents lourdement marqués et de phrasés précipités. Plus aucune place pour les articulations entre les thèmes, la flûte (cette si miraculeuse flûte de Dvorák dans la Huitième) n’en peut plus, réduite à une lecture solfégique et crispée, sans aucune rondeur, les tutti sonnent vilainement compacts, à l’exception des grandes phrases de violoncelles (autre particularité de cette somptueuse Huitième) qu’en revanche Trinks laisse sonner avec une mansuétude particulière mais strictement ciblée. Une pénible impression de hors-sujet (on se croirait plutôt dans l’Ouverture de Tannhäuser) qui ne se corrigera que rarement au cours des mouvements suivants. Finale éprouvant aussi, à la cravache, qui se termine dans un tintamarre qui fait beaucoup d’effet, mais sonne tristement creux. Constantin Trinks sait déjà pousser un orchestre dans ses retranchements extrêmes, mais souhaitons lui de ne pas devoir attendre d’avoir atteint l’âge de Nelson Freire pour le laisser respirer.
Laurent Barthel
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