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Croyances aborigènes et jungle amazonienne Paris Maison de la radio 02/16/2019 - Florent Caron Darras : Milan noir (création)
Máté Bella : Hesperus (création)
Wolfgang Rihm/33 1/3 Collective : No more master pieces d’après le Concerto «Séraphin» Odile Auboin (alto)
Ensemble intercontemporain, Dylan Corlay (direction)
D. Corlay (© Grégory Massat)
Trois commandes dont deux premières mondiales: le concert donné par l’Ensemble intercontemporain au Studio 104 dans le cadre du festival Présences témoigne plus que jamais de sa présence active sur le front de la création.
Né en 1986 au Japon, Florent Caron Darras «écrit une musique traversée par la question des modèles sonores, de l’harmonie, des ornements et des attaques, motivée jusque dans ses titres par les rapports entre l’humain et la nature» nous apprend sa notice biographique. Milan noir ne fait pas exception, qui s’inspire d’anciennes croyances aborigènes selon lesquelles «quelques espèces de rapaces auraient appris à utiliser le feu à des fins de chasse». Réduits à six (flûte, clarinette, piano, violon, alto et violoncelle), les musiciens jouent des «chants d’oiseaux réels ou imaginaires, propices aux ornements» dans un environnement à la fois mystérieux et oppressant: après un début faussement débonnaire aux figures perchées dans les aigus, l’œuvre s’achemine vers un discours de plus en plus convulsif. De Raphaël Cendo et Yann Robin auprès desquels il a parfait sa formation, le compositeur a hérité ces chuchotements de cordes et autres échappées bruitistes aux vents (slap de la clarinette basse); un catalogue d’effets qu’on pourra juger plus décrété que senti, mais dont les vertus envoûtantes finissent par opérer.
Vertus qu’on aurait aimé trouver à Hesperus («... la planète Vénus, qui apparaît dans le ciel après le coucher du soleil») pour alto et ensemble du Hongrois Máté Bella (né en 1985). Pour sûr sa partition est bien écrite, avec huit cordes du côté gauche de la scène, quatre vents et une harpe du côté droit et, au milieu, l’alto solo (expressive Odile Auboin) dont les poussées exaltées et les accents magyars semblent sortis tout droit de la Sonate de Ligeti. L’aspect décoratif de la tapisserie sonore dessinée en alternance par les deux ensembles finit cependant par lasser.
L’essentiel du programme est constitué par le monumental (environ une heure) Concerto «Séraphin» (2006) de Wolfgang Rihm, sur lequel trois jeunes artistes néerlandais du groupe 33 1/3 collectif ont greffé en 2015 un dispositif vidéo psychédélique au possible. Intitulée No more masterpieces, cette œuvre interdisciplinaire s’inspire d’Antonin Artaud – figure très présente dans le catalogue rihmien (ballet Tutuguri, opéra Die Eroberung von Mexico) – en ce qu’elle produit «un maelström d’agrégats instrumentaux inouïs, de paysages sonores chargés d’émotions et de grandes lignes lyriques et majestueuses» (Jérémie Szpirglas). Le théâtre d’Artaud se situe à l’opposé de celui de Brecht, chez qui la distanciation vise à éduquer les masses. Ici l’esprit critique, ensorcelé, capitule. Quant à l’oreille, elle est perpétuellement sollicitée par la progression végétative de l’écriture – typique du compositeur de Jagden und Formen (1995-2001) – où affleurent des motifs bourgeonnants dont la densité évoque la jungle amazonienne. L’excellent Dylan Corlay parvient heureusement à nous y frayer un passage: sorte de concerto de chambre d’une vitalité inépuisable, le Concerto «Séraphin» met en valeur chaque instrument, cultive les effets mimétiques et les jeux en binômes, comme ceux qui régissent les deux pianos (disposés de part et d’autre de la scène) et le set de percussions (bois et métaux). Un véritable voyage aux prodiges incantatoires, et probablement l’œuvre de Rihm la plus emblématique donnée à entendre depuis le début du festival.
Jérémie Bigorie
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