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Tcherniakov ou le cheval de Troie Paris Opéra Bastille 01/25/2019 - et 28, 31 janvier, 3, 6, 9, 12 février 2019 Hector Berlioz : Les Troyens Stéphanie d’Oustrac (Cassandre, Le fantôme de Cassandre), Michèle Losier (Ascagne), Véronique Gens (Hécube), Brandon Jovanovich*/Bryan Hymel (Enée), Stéphane Degout (Chorèbe, Le fantôme de Chorèbe), Christian Helmer (Panthée), Thomas Dear (Le fantôme d’Hector), Paata Burchuladze (Priam, Le fantôme de Priam), Jean‑Luc Ballestra (Un capitaine grec), Tomislav Lavoie (Un soldat), Jean‑Francois Marras (Hélénus), Sophie Claisse (Polyxène), Ekaterina Semenchuk (Didon), Aude Extremo (Anna), Cyrille Dubois (Iopas), Bror Magnus Tødenes (Hylas), Christian Van Horn (Narbal), Bernard Arrieta (Mercure, Un prêtre de Pluton)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, José Luis Basso (chef des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Philippe Jordan (direction musicale)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène, décors), Elena Zaytseva (costumes), Gleb Filshtinsky (lumières), Tieni Burkhalter (vidéo)
(© Vincent Pontet/Opéra national de Paris)
Double décor: une ville éventrée, qui pourrait être Sarajevo ou Beyrouth, un salon cossu où, pour la photo de groupe, s’installent les uns après les autres les membres de la famille du roi Priam. Plus rien d’antique dans Les Troyens revus par Dmitri Tcherniakov. Cassandre, la prophétesse, devient fille indomptable et névrosée – sans doute jadis abusée par son père, elle qui aurait été violée par Ajax. Son air se mue en interview et le duo d’amour avec Chorèbe a lieu sous les yeux de la famille. On sait que le Russe, justement, aime les histoires de famille. Mais ici, cela ne fonctionne pas: le tragique disparaît, même si Cassandre, à la fin, s’immole par l’essence. Et c’est Enée le traître, comme si les dieux, afin qu’il fonde Rome, lui imposaient de sacrifier les siens! De cette Prise de Troie, on ne retient que l’image presque fantastique des immeubles pivotant dans la nuit blafarde du carnage. Comme pour Carmen, Tcherniakov, au fond, semble ne pas croire à l’œuvre, ce qui, loin de renforcer son concept, l’affaiblit. Quant à expliquer l’action sous forme d’information en continu, c’est user d’une ficelle bien élimée...
Le pire, cependant, reste à venir, avec ce «centre de soins en psycho-traumatologie» où va se dérouler Les Troyens à Carthage, rendez-vous des blessés du corps et de l’esprit. Tcherniakov nous referait-il le coup de l’Iphigénie en Tauride ou du Roi Roger de Warlikowski? Au début, l’hommage à Didon, apparemment la directrice, se dégrade en fête de patronage assez grotesque. Enée, lui, se soigne dans l’établissement, mettant KO «le farouche Iarbas», qui surgit cagoulé d’un couloir. Se passe-t-il seulement quelque chose entre eux? Ca ne tient décidément pas. On n’adhère pas un seul instant et on se lasse vite de ces sortes de jeux de rôles où sont brandies des pancartes avec les noms des personnages. Le dernier sera, à la fin, organisé par Didon après qu’elle a avalé des comprimés pour en finir. La direction d’acteurs de Tcherniakov, dont on a toujours aimé la virtuosité quelles que soient ses relectures, est parfois inégale. Il s’enferme dans un système qui finit par tourner à vide. Capable du meilleur, il a ici donné le pire. Le cheval de Troie, c’est lui. On a rarement, à Bastille, entendu pareille bronca au moment des saluts.
Tout repose donc sur les épaules de Philippe Jordan, qui a beaucoup travaillé sur les timbres et souligne la modernité de l’instrumentation de Berlioz. Mais il en perd la trajectoire, ratant La Prise de Troie, où il n’avance pas et ennuie beaucoup. Il prend ensuite un peu ses marques à Carthage, sans tendre vraiment l’arc du drame. Bref, l’œuvre paraît souvent traîner en longueur, impression que ne suscitait nullement à Strasbourg, en avril 2017, la version de concert dirigée par John Nelson. Et lui n’avait pas coupé: comment a-t-on pu, sans parler du ballet, qu’il fallait retenir au moins pour l’instrumentation de Berlioz, oublier le duo des sentinelles?
La distribution rachète plus ou moins les lacunes de la direction. Stéphanie d’Oustrac et Stéphane Degout, voix magnifiques, incarnent superbement le style français... mais elle n’est pas du tout le grand falcon attendu en Cassandre, qui du coup cesse d’être une prophétesse de tragédie antique, lui manque d’héroïsme en Chorèbe – il en imposait davantage à Strasbourg –, semblant parfois chanter le Troyen comme récemment Hamlet à Favart. On aurait plutôt vu Stéphanie d’Oustrac en Didon... et, peut-être, le mezzo dramatique d’Ekaterina Semenchuk en Cassandre. Mais celle-ci incarne une superbe Didon, par le style, l’articulation, l’intensité, une vraie reine... vocalement, égarée au milieu des infirmiers et des malades. Brandon Jovanovich a de son côté un français très honorable – il remplace Bryan Hymel qui a heureusement déclaré forfait, et assure toutes les représentations. S’il n’atteint pas le niveau de sa partenaire, il campe un Enée solide et nuancé. Anna opulente d’Aude Extrémo, Narbal noble de Christian Van Horn, dont le grave pourrait cependant être plus nourri, Ascagne incarné de Michèle Losier, Iopas de rêve de Cyrille Dubois: un cast soigné. Jusqu’à distribuer Véronique Gens en Hécube... pour ne faire guère que de la figuration. Le chœur est vaillant mais les décalages du début sont indignes de l’institution.
L’Opéra inaugure sans éclat l’année Berlioz, dont il aura, en quelques années, donné toutes les œuvres lyriques – avec peu de bonheur, excepté Béatrice et Bénédict à Garnier. En 1990, mis en scène par Pier Luigi Pizzi, Les Troyens avaient ouvert Bastille, qui proposa plus tard la production commandée pour Salzbourg par Gerard Mortier. La production de Tcherniakov est dédiée à la mémoire de Pierre Bergé, le premier directeur de la maison.
Le spectacle en intégralité sur Arte Concert:
Didier van Moere
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