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Les couleurs de la Sixième

Paris
Auditorium de Radio France
01/18/2019 -  
Gustav Mahler : Symphonie n° 6 en la mineur « Tragique »
Orchestre philharmonique de Radio France, Mikko Franck (direction)


M. Franck (© Jean-François Leclercq)


Intimidante Sixième Symphonie ! Encore davantage que la Septième, qui pose aussi de nombreux problèmes d’analyse et d’écoute, mais pas tout à fait les mêmes, cette Sixième est en quelque sorte le « trou noir » de la constellation mahlérienne, un concentré d’énergie au pouvoir gravitationnel tellement fort qu’il faut vraiment que les musiciens s’y engagent dans une véritable lutte au corps avec le matériau, sous peine d’en perdre le contrôle. Richard Strauss, qui pourtant travaillait en même temps à une Elektra dotée d’un appareil orchestral non moins énorme, jugeait cette Sixième Symphonie « überinstrumentiert » (surinstrumentée), un gigantisme dont Schoenberg en revanche, lui-même aux prises avec ses Gurre-Lieder, appréciait la « concision lapidaire, sans une note de trop », avec sans doute un certain goût pour le paradoxe. Bref, sous couvert d’une répartition apparemment classique en quatre mouvements, cette Sixième est un univers constamment périlleux, à parcourir en essayant de ne jamais se laisser déborder par une surcharge émotionnelle « tragique » en fait assez typiquement expressionniste.


Davantage que les prémonitions des catastrophes en série qui vont marquer l’existence de Mahler dans les années qui ont suivi, ne faut-il pas voir en effet dans cette création torturée, cette impressionnante « Frise de la Vie », l’influence prépondérante d’un fort courant expressionniste en train de balayer d’une première et puissante vague l’Allemagne et l’Europe nordique, dans le sillage du Cri d’Edvard Munch ? Cette simultanéité avec la peinture des Kirchner, Nolde et autres Ensor nous paraît un argument essentiel à opposer à des exécutions de l’œuvre trop massives ou torrentielles. Il nous faut ici au contraire des oppositions franches de couleurs vives et complémentaires, des lignes de fuite bien marquées, des diagonales à suivre dans le tableau, qui permettent à l’auditeur d’appréhender une construction solide. Tout ce que, par exemple, oubliaient de nous faire ressentir Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker lors de leurs dernières confrontations avec cette Sixième (voir ici), dès lors réduite à une immense procession instrumentale lourde, objet sonore d’un poids écrasant et somme toute dissuasif.


Ce sens des proportions justes, cet art de restituer les flux en laissant toujours percevoir une agogique lisible voire audiblement logique, on a pu les découvrir pleinement lors de cette exécution modèle de l’Orchestre philharmonique de Radio France. Pour une fois cette symphonie n’a été vécue ni comme un massif intimidant, ni un défi à l’écoute, ni même tout simplement comme une épreuve nerveuse menant à une certaine saturation émotionnelle et auditive. Dès le premier motif de marche, Mikko Franck, qui commence la soirée assis mais se lèvera assez souvent, descendant du podium comme pour marcher à la rencontre de ses musiciens et ainsi mieux entretenir l’avancée, veille à faire respecter un mot d’ordre général d’assise ferme, de clarté, d’extrême intelligibilité. Les musiciens suivent et chaque pupitre saisit tour à tour ses occasions de contribuer au discours, mais sans que la cohérence d’ensemble souffre de ces coups de projecteur successifs sur chaque coin de l’orchestre. C’est peut-être cet aspect-là qui nous aura le plus marqué : cette implication globale, cette compréhension profonde qui émane de chaque pupitre dans l’élaboration d’un projet commun. Dès lors le rôle du chef devient certes moins spectaculaire (un concept qui pour Mikko Franck, de toute façon, n’a guère de sens : il n’est pas là pour épater la galerie et encore moins pour envoyer au public la moindre signalétique physique), mais l’emprise de cette direction qui ne passe rien, ne tolère pas le moindre débordement, n’en est pas moins prégnant.


Tragique, au sens nietzschéen et expressionniste du terme, cette interprétation le demeure pourtant. Les rictus et les cahots surgissent puis disparaissent, puis reviennent avec de plus en plus d’insistance, l’énorme Finale de l’œuvre (plus loin dans le siècle, n’importe quel compositeur sensé aurait fait de ce seul mouvement une symphonie à part entière) marquant enfin l’agglomération de tous ces climats d’orage en une course à l’abîme, là encore sans hâte mais pas moins saisissante. Et les deux coups de marteau très attendus ne sont pas là pour nous assommer définitivement, alors que nous sommes déjà agonisants, mais fonctionnent comme des repères supplémentaires dans une progression dont on nous livre continuellement toutes les clés sans en occulter aucune. Magistral ! Et que tout cela se résolve, l’ultime convulsion musicale passée, dans un long silence du public, certes sollicité par la baguette du chef restée levée, mais sans que personne ne se fasse prier pour entretenir un peu plus longtemps ce moment unique, n’est pas moins révélateur de la pertinence d’une telle explication de texte.


Puisqu’il faut bien en parler, l’ordre des mouvements reste ici conforme au premier jet mahlérien, avec donc l’Andante en position centrale, moment de détente, œil du cyclone entre les deux massifs symétriques formés par l’Allegro energico et le Scherzo d’abord, et le Finale pour parachever la catastrophe. Au-delà de toutes les querelles sur ce que le compositeur tantôt voulait, tantôt ne voulait plus, c’est bien là la seule disposition qui nous paraît pouvoir fonctionner, sans rajouter encore à l’ensemble un déséquilibre supplémentaire.


Inutile d’insister non plus sur la parfaite tenue de tous les membres de l’orchestre ce soir. Rien n’est laissé au hasard et on ressent constamment une implication, un plaisir d’agripper fermement le matériau musical, qui fait vraiment plaisir à entendre. Et n’oublions pas aussi, ingrédient essentiel, l’apport de l’acoustique de l’auditorium de Radio-France, que le « Philhar » semble maintenant maîtriser au décibel près : rien ne sature, les proportions ne débordent jamais du cadre, l’extrême grave reste ferme sans bourdonner, et même la transparence impitoyable de l’image, qui fait qu’ici on entend absolument tout, y compris la moindre bavure d’attaque, est utilisée à des fins expressives. Une soirée indiscutable où tout le monde recueille les fruits d’un long travail. Chapeau bas !



Laurent Barthel

 

 

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