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Spectres et prémonitions

Strasbourg
Opéra national du Rhin
10/11/2018 -  et 12, 13 octobre (Mulhouse), 3, 4 (Colmar), 13*, 16, 17, 18 (Strasbourg) novembre 2018

« Spectres d’Europe »
Fireflies (création)

Bruno Bouché (chorégraphie), Nicolas Worms (musique)
Daniel Conrod (dramaturgie), Thibaut Welchlin (costumes), Tom Klefstad (lumières)


La Table verte
Kurt Jooss (livret, chorégraphie), Fritz Cohen (musique)
Maxime Georges, Stella Souppaya (pianos) Hein Heckroth (costumes), Hermann Markard (lumières, masques)
Ballet de l’Opéra national du Rhin


(© Agathe Poupeney)


Danse et engagement politique. Les deux sont loin d’être incompatibles et le chorégraphe allemand Kurt Jooss le prouvait largement déjà en 1932 avec sa macabre Table verte, ballet polémique resté d’autant plus célèbre que son pessimisme grinçant s’est trouvé tristement confirmé par les évènement mondiaux qui l’ont suivi. L’idée de coupler cet incunable de la danse avec une création de Bruno Bouché, qui porte elle aussi son poids de messages humanistes alarmistes est intéressante, pour une soirée qui invite à la réflexion.


La danse de Bruno Bouché, pour autant, garde un vrai poids d’esthétisme. On reste dans le domaine d’un ballet traditionnel, certes relu et réinventé mais où l’œil demeure à la fête. Les tenues fluides des danseurs, en camaïeu de blancs, gris et beiges, le plancher noir réfléchissant qui renvoie les silhouettes comme un scintillement perpétuellement mouvant, de superbes éclairages rasants qui donnent aux corps une présence intense... tout cela pourrait inviter au seul plaisir hédoniste d’aspects visuels flatteurs. Mais il faut percevoir aussi les tensions de cette danse, les convulsions qui tantôt agglomèrent tantôt dissocient les groupes, voire l’énergie tourmentée qui se dégage en particulier des ports de tête et de bras des rôles masculins. Manifestement quelque chose de troublé, l’incertitude d’un groupe fragile face à une réalité brutale qu’il a du mal à cerner, voire qu’il combat avec les faibles moyens de résistance qui lui sont propres. Le problème restant qu’il est impossible de savoir, simplement en appréhendant le ballet d’emblée, de quoi il s’agit plus précisément. Voir l’un des solistes promener de long en large un coquelicot rouge géant est assez joli à regarder, mais on avoue ne pas posséder assez de références pasoliniennes pour avoir pu identifier là une citation directe du court-métrage La sequenza del fiore di carta. Quant au titre de ce ballet, Fireflies (Lucioles), il fait certes penser à une luminosité aussi fragile qu’inextinguible, celle peut-être de notre culture, quand tout le reste sera dangereusement menacé voire aura déjà disparu. Mais pour de plus amples précisions, et en particulier l’argument assez charpenté qui sous-tend l’ensemble, il est indispensable de se référer à l’avant-propos de Daniel Conrod, tel qu’il est abondamment développé dans le programme et que bien entendu on n’a pas eu le temps de lire avant le lever de rideau, comme vraisemblablement beaucoup de spectateurs dans la salle. On ne répètera jamais assez aux concepteurs d’un projet scénique qu’il est illusoire de compter sur cinq pages de notes d’intention à lire auparavant par le public : tout doit se rendre compréhensible de visu, sur scène, ou alors il faut risquer irrémédiablement une certaine part d’indéchiffrabilité. En l’occurrence celle-ci est aussi entretenue par un choix de musiques composites (Nicolas Worms), qui s’enchaînent sans logique perceptible mais toujours avec une certaine efficacité, l’aspect décousu de l’ensemble entretenant finalement l’impression d’une tranche de vie humaine sans réels début ni fin, mais qui n’est jamais dépourvue de beautés.



(© Agathe Poupeney)


Créé en 1932 à Paris, le ballet expressionniste La Table verte, avait déjà été remonté par le Ballet du Rhin en 1991, avec un grand retentissement, et il a été soigneusement conservé par la troupe ensuite. L’argument de la pièce se veut d’une terrifiante lisibilité, que la chorégraphie de Kurt Jooss atteint avec un mélange bien dosé d’humour et de sensibilité, dans un esprit de Tanztheater avant la lettre. « La Table verte est celle autour de laquelle s’assemblent les messieurs vêtus de noir qui décident de la vie ou de la mort de millions d’hommes. Discours, menaces, provocations des diplomates prennent forme de canons, de bombes et de torpilles. Derrière leurs confortables fauteuils se tient la Mort, impatiente du moment d’ouvrir la ronde macabre... ». Après six tableaux de guerre et de désolation, les beaux messieurs vêtus de noir reviennent autour de la même table, et leur manège recommence à l’identique, sur la même musique de tango gentillette (signée Fritz Cohen, compositeur bien oublié aujourd’hui, et interprétée en fosse à deux pianos). On appréciera ici la parfaite incarnation de tous les personnages, dont le caractère archétypal a certes pris un petit coup de vieux mais reste d’une densité passionnante : la partisane, la jeune fille, la mère, le jeune et le vieil homme, le profiteur... avec évidemment une mention à part pour le rôle de la Mort, spectre verdâtre omniprésent, dont Alexandre Van Hoorde restitue les mouvements de cisaillement mécanique avec une impressionnante vigueur mais aussi une vibration émotionnelle très particulière.



Laurent Barthel

 

 

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