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Erstein (Musée Würth)
11/18/2018 -  
Ludwig van Beethoven : Sonates pour piano n° 30 en mi majeur, opus 109, et n° 23 en fa mineur, « Appassionata », opus 57
Franz Schubert : Sonate pour piano n° 21 en si bémol majeur, D. 960

Philippe Entremont (piano)


P. Entremont (© Benoît Linder)


« Je ne me sens jamais mieux ailleurs que sur scène. Si d’aventure je ne suis pas bien, les deux heures que je vais passer en scène seront pour moi une forme de guérison. Et même si j’ai un trac horrible avant, dès que je j’entre en scène, tout est effacé », déclarait Philippe Entremont au cours d’un entretien radiophonique déjà ancien (1988). Une forme de rédemption, qu’après de si nombreuses années passées au piano, ce récital donné dans la salle du Musée Würth d’Erstein sera encore une belle occasion de vérifier.


A l’issue de la soirée, devant un public chaleureux, Philippe Entremont s’excuse de ne pas se livrer à la tradition du bis : « J’étais vraiment mal en point aujourd’hui, suite à un refroidissement, et je suis déjà content d’avoir pu assurer ce concert jusqu’au bout. Et puis, de toute façon, que peut-on jouer après la dernière Sonate de Schubert! ». Le public, extrêmement attentif tout au long du concert, aura sans doute été le premier surpris de l’annonce, car voir Entremont en scène, même un soir d’indisposition, reste un passionnant sujet d’étude, celle de l’acclimatation extraordinaire d’un grand artiste à un biotope qui n’appartient qu’à lui : la scène, la musique, en communion avec ce public qu’il peut, selon ses propres dires, « entendre écouter ». Les années ont passé, les fulgurances virtuoses d’hier sont devenues plus relatives, mais il reste quelque chose ici d’unique, la décantation d’une vie entière passée devant l’instrument, dans les contextes les plus divers, mais toujours à communiquer, à partager...


En ce sens, la longue Sonate D. 960 de Schubert, qui occupe toute la seconde partie, est exemplaire d’un jeu qui vise avant tout à prendre un durable ascendant sur l’attention du public, à le guider, somme toute à le réveiller, ce qui, dans les « divines longueurs schubertiennes », n’est certainement pas acquis d’avance. D’où peut-être aussi une tendance à théâtraliser davantage la partition sous forme de petites sections dramatiques qu’à essayer de tendre un seul grand arc musical, peut-être intellectuellement plus gratifiant mais sans doute d’un abord plus ardu. Probablement du fait de son indisposition, Entremont ne joue pas la grande reprise du mouvement initial, redite qui allonge beaucoup le propos mais renforce aussi la stabilité particulière de ce massif, voire le sentiment d’éternité qu’il éveille. Ici on en reste plutôt à une succession d’instants, mais qui surprennent par une inépuisable richesse en timbres et en scansions nuancées. Impossible de ne pas comparer ce toucher subtil à celui de nombre de pianistes que l’on a déjà pu entendre dans cette salle, sur un piano qui n’est pas des plus faciles : ici se révèle tout un monde de couleurs et d’attaques, un son qui n’est jamais ni dur ni banal. En toute préméditation ou en totale spontanéité, au gré de l’humeur ? Difficile de le savoir, et finalement cela n’a aucune importance, tant ces instants sont captivants. Avec pour sommet sans doute un Adagio assez particulier, pris plutôt vite, resserré, comme une sorte de quadrillage mental qui tenterait de contenir une émotion qui pourtant s’installe inexorablement. Bel effet de contraste ensuite avec un Scherzo joué avec esprit et légèreté, d’un charme authentiquement viennois. L’Allegro ma non troppo final semble à nouveau plus fragmenté, comme un itinéraire à travers une série de paysages où on ne sait jamais trop si la fin de la promenade approche ou non (vers la fin oui, quand même, à écouter un pianiste peut-être pressé de terminer) mais où certaines césures, le temps de savourer un accord ou une harmonie particulièrement beaux, paraissent aussi personnelles qu’en définitive pertinentes.


Première partie ardue, avec deux Sonates de Beethoven qui sont de vrais combats, même pour un pianiste qui les fréquente depuis autant d’années. Là encore Entremont nous semble apprivoiser le titan, le rendre humainement plus abordable, et pourtant sans l’édulcorer. Dans l’Opus 109, quelques traits vacillent, les trilles et triples croches superposés de la sixième variation sont peu détaillés, mais ces contingences ne sont rien à côté de cet art de nous guider, de nous faire visiter le monument en le rendant moins intimidant. On a eu personnellement le privilège de pouvoir encore écouter dans Beethoven des géants de la carrure d’un Serkin ou d’un Arrau, et alors qu’ils avaient sensiblement le même âge qu’Entremont aujourd’hui : deux beethovéniens terribles, qui arrachaient à leur instrument des inflexions grondantes et spasmodiques qui vous clouaient sur votre chaise. Ici on se laisse davantage captiver par le plaisir d’une n-ième lecture familière et rassurante, encore que d’une imparable hauteur de vue. Le rude Beethoven rentre dans le rang, moins exigeant certes, mais que de beautés, voire, ce qui est moins attendu, de tendresse ! Quant à la Sonate « Appassionata », qui révèle çà et là aussi ses petites anicroches de doigts, elle nous réserve quand même un Presto ébouriffant, d’une clarté et d’un panache fort bien envoyés.


Alors imparfait ou pas, indisposition ou pas, ce concert restera gravé dans les mémoires pour longtemps. Avec encore tous nos remerciements à Philippe Entremont pour autant de prestigieux chemin accompli, itinéraire dont l’enregistrement sonore a gardé une trace d’une exceptionnelle abondance (au moins 6000 concerts et largement plus de 200 disques). Mais surtout merci de nous faire partager encore maintenant autant de musique, et en osant le faire avec tant de personnalité et de naturel.



Laurent Barthel

 

 

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