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Vendanges tardives chez Neumeier

Baden-Baden
Festspielhaus
10/12/2018 -  et 13, 14 octobre 2018
Anna Karenina
John Neumeier (chorégraphie, scénographie, costumes, lumières), Piotr Ilyitch Tchaïkovski, Alfred Schnittke et Cat Stevens (musique)
Hamburg Ballett
Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern, Simon Hewett (direction)
AKRIS Albert Kriemler (costumes d’Anna Karenina), Kiran West (vidéo)


A. Laudere, E. Revazov (© Kiran West)


Une adaptation du célèbre roman de Tolstoï, dans une ambiance sobrement mais quand même assez typiquement russe, à la manière du ballet Tatjana d’après l’Eugène Onéguine de Pouchkine ? Que nenni ! Cette fois John Neumeier change complètement de style. Les personnages se retrouvent transplantés dans une société très contemporaine, vraisemblablement américaine, dont on peut découvrir plusieurs strates sociales différentes. Depuis le réalisme agricole très "country" des scènes du couple Constantin et Kitty Lévine (avec un joli tracteur qui roule sur le plateau) jusqu’à la carrière politique d’Alexei Karénine, aux ambitions ouvertement présidentielles. Etonnante scène initiale, avec ses pancartes « Vote Karenin» brandies par les supporters, le soliste Karsten Jung en costume trois pièces, très ému avant de prononcer son premier discours d’élu, les gardes du corps armés qui ont déjà pris place au fond, la famille du nouvel espoir de la nation en train de le féliciter et prenant la pose, jeune enfant du couple Karénine à l’appui, sous les flashes des photographes... Et puis surtout un véritable choc, quand tous les acteurs de ce tableau vivant, aux références si aisément décodables, commencent subitement à danser !


Après La Dame aux camélias, La Duse, Tatjana... Anna Karenina est encore un nouveau destin de femme dans la production de Neumeier, mais celui-ci a été approfondi avec une sensibilité encore plus riche que d’habitude. L’épouse, la mère, l’amante, sensible, coupable, traumatisée, pathétique... toutes les facettes du personnage sont creusées, burinées, dans ce qui restera vraisemblablement le rôle féminin le plus bouleversant jamais écrit par Neumeier. Et la soliste lettone Anna Laudere paraît vraiment la titulaire idéale pour l’incarner : grande et longiligne, bras et jambes effilés qui prolongent à l’infini de bouleversantes cambrures, une danseuse incroyablement sensible dont les attitudes ne paraissent jamais fabriquées. La pantomime dramatique est à tel point transcendée qu’ici la danse accède au statut d’expression directe de l’âme. C’est prodigieux, et surtout cette magie ne s’épuise jamais, même sur une durée particulièrement longue. Plus de trois heures, c’est déjà très prolixe pour ce projet que Neumeier envisageait même, au début, d’étaler sur deux « époques », en deux soirées consécutives. Or en l’occurrence, et même si la danse prend son temps, on ne s’ennuie pas une seconde. Parce que Neumeier varie continuellement les approches, sait créer et fouiller au plus profond la psychologie de tous ses personnages, voire ménager quelques séquences de grand spectacle particulièrement bien venues (toute la scène du jeu de lacrosse, d’une énergie bondissante qui paraît presque un clin d’œil aux ballets russes de Diaghilev). Chaque tableau est une nouvelle prouesse d’art total où tout concourt à l’émotion, éclairages parfaitement en situation, costumes d’une étonnante pertinence narrative, décors mobiles qui caractérisent très bien le contexte social de l’action, et puis bien sûr cette danse toujours inventive, avec sur le tard chez Neumeier une éloquence qui paraît encore plus sublime que par le passé. L’interaction des corps dans les duos, avec des portés d’une stupéfiante inventivité, sculpte les passions dans la chair même des solistes, en expressions tantôt tendres, tantôt violentes, torrides... On a l’impression que Neumeier nous écrit là encore un nouveau chapitre essentiel de l’histoire de la danse, et toujours avec une simplicité de modeste artisan qui rend cet art suprême encore plus bouleversant.



A. Laudere, E. Revazov (© Kiran West)


Comme à l’accoutumée chez Neumeier, les choix musicaux ne sont pas moins excellents, avec ici pour deux pôles opposés Tchaikovsky (Première Suite d’orchestre, Manfred...), ce qui ancre quand même un peu ce ballet dans le 19e siècle d’origine du roman, et Schnittke, mis à contribution principalement par ses musiques de film (Le Commissaire, Le Glassharmonica, L’histoire d’un acteur inconnu...). Une bonne occasion de redécouvrir l’énorme potentiel de Schnittke, musicien d’une qualité d’écriture toujours extrêmement sûre, en dépit de son apparente versatilité. Ici les musiques d’apparence plus «moderne» sont évidemment mise en phase avec les moments du ballet les plus torturés, selon une codification musicale que l’on peut trouver un peu simpliste, mais dont l’efficacité n’est pas discutable. Et puis, troisième pôle, quatre chansons de Cat Stevens, pour les scènes du couple terrien Lévine : dans ce génial ballet des enclaves particulières où Neumeier réinvente une danse encore différente, plus naïve, tendre, populaire au sens les plus noble du terme (avec pour clou une sorte de «pas des moissonneurs» qui semble décaler avec jubilation les conventions des «entrées» de ballet baroque). Pour ces passages, évidemment, on utilise une musique enregistrée, mais partout ailleurs, la Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern, sous la direction de Simon Hewett, chef familier du Ballet de Hambourg, passe d’un répertoire à l’autre avec une sûreté et un professionnalisme qui méritent un hommage particulier.



Laurent Barthel

 

 

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