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Le monde unique de Chostakovitch Paris Philharmonie 11/05/2018 - et 3 novembre 2018 (Toulouse) Qigang Chen: Itinéraire d’une illusion
Dimitri Chostakovitch: Concerto pour violoncelle n° 2, opus 126 – Symphonie n° 5, opus 47 Edgar Moreau (violoncelle)
Orchestre national du Capitole de Toulouse, Tugan Sokhiev (direction)
T. Sokhiev, Q. Chen (© Léo Mora)
Depuis plusieurs années, la venue à la Philharmonie de Paris de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et de son chef rythme la vie symphonique de la capitale. Directeur musical de cet ensemble depuis 2008, Tugan Sokhiev excelle particulièrement dans le répertoire russe. Comme Valery Gergiev, il y a quelques jours avec un programme dédié à Prokofiev, Tugan Sokhiev optait ce soir pour un programme très largement dominé par Chostakovitch. Ce programme s’intégrait aussi dans un projet plus global d’interpréter dans les saisons à venir, à Toulouse au moins, l’intégrale de l’œuvre symphonique et concertante de ce compositeur.
Mais l’orchestre et son chef n’en oublient pas pour autant la création contemporaine. Ainsi ce concert débutait-il par une pièce de Qigang Chen, commandée notamment par l’orchestre toulousain et la Philharmonie de Paris et donnée en création française deux jours plus tôt à Toulouse. Né en Chine en 1951, Qigang Chen, qui a notamment étudié auprès d’Olivier Messiaen, est devenu français en 1992. Cette belle pièce très finement orchestrée dégage une belle sérénité presque planante. Un motif récurrent sert d’abord de repère avant de se noyer dans une progression rythmique et harmonique magnifiquement conduite. Tugan Sokhiev, avec sa maîtrise habituelle de la forme comme du fond, conduit ses musiciens avec raffinement vers la lumière interne à cette magnifique illusion de sons. A l’issue de ce beau et presque intemporel moment, le compositeur, appelé sur scène par Sokhiev, reçoit un accueil très chaleureux d’un public manifestement sous le charme.
La partie dédiée à Chostakovitch de ce concert débutait par le Second Concerto pour violoncelle. Œuvre aride, presque austère, tardive dans le corpus concertant de ce compositeur, cette pièce est dédiée à Rostropovitch, son créateur en 1966. Plus de cinquante après, elle n’a pas pris une ride tant sa modernité est flagrante aujourd’hui encore. A 24 ans, Edgar Moreau, partenaire régulier de l’Orchestre du Capitole et de son chef, fait preuve d’une fascinante maturité. Le son est d’une beauté constante, l’intonation d’une précision chirurgicale et la lecture, sobre mais rayonnante, s’accorde magnifiquement au somptueux accompagnement ciselé chaque seconde par Tugan Sokhiev. Le pupitre de violoncelles se montre notamment à la hauteur de son soliste lors de leur dialogue initial. Dans la suite du concerto, il en est de même de toutes les cordes, dont le son à la fois précis, chaud et rond séduit. L’étonnant dialogue du soliste avec la grosse caisse, le piano et le xylophone sont des moments suspendus comme les interventions sculptées des cuivres et des bois. On l’a compris, cette musique qui peut paraître sévère est ici illuminée par des interprètes qui lui rendent une clarté et une unité semblant naturelles.
Après l’entracte, l’ambiance change avec la Cinquième Symphonie, œuvre phare du compositeur et véritable manifeste après l’échec politique de l’opéra Lady Macbeth de Mtsensk. La perfection de la réalisation est ici aussi superlative, démontrant une nouvelle fois la qualité du travail accompli par Tugan Sokhiev et ses musiciens depuis plus de dix ans. L’Orchestre du Capitole apparaît une nouvelle fois comme un ensemble de niveau international. Le son est beau, ample et précis, la puissance est là quand il le faut, la cohésion impressionne et l’engagement des cordes, toujours plus perceptible à l’œil, est visible jusqu’au dernier rang des violons sans même parler des contrebasses vrombissantes sur lesquelles la musique peut s’appuyer. Mais en fait, ce sont tous les musiciens qui montrent à la fois chacun et tous ensemble leur grande musicalité.
Dès le dialogue initial des cordes, la tension extrême insufflée par le chef, une tension qui ne se relâchera pas durant les 50 minutes de l’exécution, saisit l’auditeur. La construction de l’édifice est impeccable, la progression rigoureuse et la circulation de la musique entre les pupitres permet de gouter chaque détail d’une orchestration foisonnante jusque dans le final suspendu du premier mouvement. Le scherzo montre un Sokhiev jouant de l’esprit de cette musique comme de son orchestre avec une grande liberté de gestique comme d’interprétation. Ainsi, il parvient à trouver un second degré sarcastique d’une troublante ambivalence lorsqu’on se réfère aux circonstances de composition. On y découvre aussi le beau violon solo de Kristi Gjezi. Il n’y a aucun relâchement dans le poignant Adagio, dont la conclusion semble se perdre suspendue dans l’acoustique de la Philharmonie. Quant au final, feu d’artifice sonore ici jamais excessif et équilibré, il s’achève sur les coups de timbales de Jean-Sébastien Borsarello qui vous donnent le frisson. Accueil triomphal comme il se doit en présence de tels artistes, qui nous ont offert ce monde décidément unique de Chostakovitch. On attend avec impatience la suite de cette intégrale en espérant que le public de région parisienne puisse en profiter. Et l’on se plaît, par exemple, à rêver d’une Symphonie «Babi Yar» avec les voix d’hommes du chœur tant aimé par Tugan Sokhiev, Orfeón Donostiarra.
Sokhiev et l’Orchestre national du Capitole de Toulouse seront de nouveau à la Philharmonie de Paris le 11 juin prochain pour un programme comprenant notamment de très attendus Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Entre temps, Sokhiev reviendra à Paris, cette fois avec les forces du Théâtre du Bolchoï qu’il dirige depuis 2014, pour un week-end russe les 16 et 17 mars 2019. N’hésitez surtout pas!
Gilles Lesur
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