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Salle comble pour Schoenberg !

Strasbourg
Palais de la musique et des congrès
11/08/2018 -  
Claude Debussy : Prélude à l’après-midi d’un faune
Maurice Ravel : Concerto pour piano en sol majeur
Arnold Schoenberg : Pelleas und Melisande, opus 5

Steven Osborne (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Claus Peter Flor (direction)


C. P. Flor


« Faune et Flor » annoncent en grandes lettres les affiches du concert. On a beau admettre qu’en matière de marketing il faut savoir tout oser, en sachant qu’en ce domaine ce sont toujours les pires stratagèmes qui payent, on peut quand même trouver le jeu de mots un peu rustique. Quoiqu’il en soit, force est de constater que ce soir le Palais de la musique de Strasbourg est garni quasiment à la jauge maximale, ce qui, a fortiori avec un conséquent pavé schoenbergien en seconde partie de concert, relève vraiment de l’exploit. Effectivement un « effet Flor », le sillage laissé à Strasbourg par ce chef extraordinaire ayant peut-être fini par s’imprimer durablement dans les mémoires et les réflexes du public ? On ose l’espérer...


Mais commençons avec le Faune, celui de Debussy bien sûr, entrée en matière assez risquée, surtout au mois de novembre où l’on sait que les premiers tousseurs de saison risquent de s’inviter en masse dans l’ambiance générale. Mais par bonheur le magnétisme du chef est tel qu’un silence relatif peut s’installer d’emblée. Et dès les premières notes l’équilibre sonore est parfait, un sens du rapport juste qui ne faiblira jamais au cours de ces neuf minutes de touffeur instrumentale où l’orchestre peut d’emblée se montrer sous son meilleur jour. Un écrin luxueux pour la flûte de Sandrine François, jolie mais réservée. La ligne est belle mais reste statique, comme si l’incarnation se trouvait limitée au sens premier de la « sonore, vaine et monotone ligne » du poème de Mallarmé. De quoi se faire voler inéluctablement le premier rôle par les voisins immédiats, Samuel Retaillaud au hautbois et Sébastien Koebel à la clarinette, qui se distinguent par une façon infiniment plus franche de dire « je » quand ils s’expriment.


On retrouve cette même timidité relative dans l’entrée de la flûte de l’Adagio assai du Concerto en sol de Ravel. Pourtant le soliste Steven Osborne vient d’installer un climat poétique privilégié, tout en respectant à la lettre les indications dynamiques dont cette autre « longue ligne » n’est pas du tout avare (elles vont d’emblée du p au vrai forte en passant par un pp ici magnifiquement rendu). Le toucher est admirable, avec quelques subtils petits accents çà et là qui, eux, ne sont pas notés mais renforcent à bon escient le plaisir harmonique de la phrase. Et puis tout retombe momentanément avec cette entrée de l’orchestre assez raide, à froid, sans magie... Dommage ! Heureusement le rétablissement est rapide, Claus Peter Flor parvenant à retrouver ensuite une plasticité beaucoup plus agréable (l’Orchestre de Strasbourg sonne décidément avec lui d’une façon particulière, riche et nourrie). Très belle exécution des mouvements extrêmes, où tout le monde brille sous son meilleur jour, même s’il s’agit là d’une exécution peut-être plus internationale qu’intrinsèquement française, avec un brio un peu extérieur, surtout du côté du piano qui glisse volontiers vers Prokofiev ou Rachmaninov, mais avec un telle maestria qu’on ne s’en plaindra pas. En bis, Steven Osborne impose audacieusement une toute autre ambiance : celle d’un standard de jazz librement improvisé d’après Bill Evans. C’est suprêmement bien joué, dans une esprit de « blues » que Ravel n’aurait certainement pas dédaigné.


Mais il reste encore en seconde partie un considérable pavé, Pelléas et Mélisande de Schoenberg. Un choix osé, où l’on reconnaît bien le sens du défi de Claus Peter Flor, qui n’a pas son pareil pour oser la difficulté sans avoir l’air d’y toucher, avec l’humour à froid très particulier qui le caractérise pendant les répétitions. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg s’impose ici en grand appareil, avec un effectif de cordes surabondant qui le fait déborder davantage qu’à l’accoutumée sur le podium. On apprécie qu’il puisse prendre ainsi une belle revanche après le décevant Pelléas et Mélisande de l’Opéra du Rhin où il devait s’entasser dans une fosse trop petite, acoustiquement défavorable et sous une baguette peu inspirante. Là les conditions sont autres et le résultat splendide, salué par une ovation finale du public qui vaut son pesant de gratitude, surtout à l’issue d’un ouvrage d’une pareille difficulté.


Un abord tellement ardu qu’il est d’ailleurs passionnant de se pencher sur les premiers écrits critiques suscités par la création viennoise de l’œuvre en 1905, qui se caractérisent tous par leur remarquable clairvoyance, y compris pour les apparemment plus négatifs d’entre eux. Le compositeur Alexander von Zemlinsky (pressenti pour diriger, avant de laisser finalement la baguette à Schoenberg lui-même) résume d’emblée le problème après une première lecture : « C’est la chose la plus épouvantablement difficile que j’ai jamais vue. Heldenleben de Richard Strauss est un jeu d’enfant à côté. Je perdais à chaque moment le fil mélodique ou harmonique : j’ai dû recommencer, et à la fin j’avais tellement mal à la tête et aux yeux que j’ai dû abandonner. » On ne résiste pas non plus au plaisir de citer le très redouté Julius Korngold (père du compositeur), qui signe sur le sujet un texte d’une remarquable acuité critique : « Dans un sens bien plus précis que lorsqu’on parlait de la "mélodie infinie", celle, du reste, bien finie, vraie et belle, de Wagner, on peut à présent parler d’une "harmonie infinie". La lyre (de Schoenberg) devient une harpe éolienne, à qui chaque coup de vent arrache des accords, sonnant souvent mal. C’est la fin de la musique : "Toutes les étoiles tombent", dit Mélisande en mourant de tristesse. » Intransigeant et réactionnaire, Papa Korngold, certes, mais quelle belle plume !


Tout cela pour rappeler que même aujourd’hui on aborde, y compris en auditeur présumé éclairé, le Pelléas et Mélisande de Schoenberg avec appréhension, un peu à la façon d’un alpiniste qui s’apprête à escalader une face nord difficile. Au bout de quelques minutes le chromatisme extrême de l’écriture s’avère tellement perturbant qu’on ne sait plus où on en est dans la course (en bas, au milieu, en haut ?) avec la vertigineuse impression que l’escalade risque de ne jamais finir. Or ce soir, miracle, l’ascension paraît facilitée, des prises apparaissent çà ou là, qui facilitent la progression, essentiellement parce que Claus Peter Flor envisage la partition sous forme d’incessants flux d’énergie, d’une puissance tellurique qui balaye toute réserve. Il n’est plus question de timbres d’orchestre individualisés (comme par exemple chez le contemporain Mahler, où par essence une trompette reste fondamentalement une trompette) mais bien de mixtures, d’audacieux mélanges en pleine pâte, que le chef malaxe avec une fascinante puissance. C’est là que les approches trop analytiques (y compris celles d’immenses spécialistes comme Gielen ou Boulez naguère) échouent, parce qu’incomplètement lyriques, trop dédaigneuses de la dimension essentiellement expressionniste de ce type d’écriture. Ici, on est comblé, par une impression d’accomplissement et de cohérence indiscutables. Alors oui, s’il vous plaît, pour reprendre le ton de l’affiche : pour les prochaines saisons « Flor encore », et sans modération !



Laurent Barthel

 

 

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