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Daniel Barenboim ou l’homme-orchestre Berlin Philharmonie 09/01/2018 - et 6 septembre 18 (Paris) Pierre Boulez : Rituel in memoriam Bruno Maderna
Igor Stravinsky : Le Sacre du printemps Staatskapelle Berlin, Daniel Barenboim (direction)
Difficile d’ignorer la Musikfest à Berlin tant les affiches sont visibles partout, dans les couloirs du métro comme dans les rues, à l’extérieur... De nouveau, le grand festival de musique classique qui se tient dans la capitale allemande du 31 août au 18 septembre offre un programme des plus alléchants qui, cette année, insiste à la fois sur la musique du XXe siècle (de Bernd Alois Zimmermann dont on célèbre le centenaire de la naissance, à Karlheinz Stockhausen, qui aurait eu quatre-vingt-dix ans cette année, en passant par George Benjamin, artiste en résidence à la Philharmonie de Berlin pour cette saison musicale, John Cage, Igor Stravinsky ou Anton Webern) et sur les grands compositeurs de la seconde moitié du XIXe siècle avec Anton Bruckner, Gustav Mahler et, pour faire la jonction, Claude Debussy dont 2018 marque, comme on le sait, le centenaire de la disparition. Pour l’occasion, les grands orchestres se bousculent (orchestres philharmoniques de Berlin, de Munich et de Rotterdam, Orchestre symphonique de Boston, Ensemble intercontemporain, Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam entre autres) avec, pour les diriger, quelques baguettes au nombre desquelles Andris Nelsons, Daniel Barenboim, Manfred Honeck, Philippe Herreweghe, Robin Ticciati, François-Xavier Roth ou Matthias Pintscher. N’oublions pas non plus plusieurs concerts de musique de chambre signés notamment Pierre-Laurent Aimard (les Klavierstücke de Stockhausen), Alexander Melnikov (les Préludes de Debussy), Isabelle Faust et quelques comparses (pour la version chambriste de La Nuit transfigurée de Schönberg) ou Florent Boffard (dans un programme pianistique allant de Scarlatti à Debussy en passant notamment par Messiaen et Kurtág). Bref, quelle affiche!
Daniel Barenboim, à la tête de son Orchestre de la Staatskapelle pour ce concert d’ouverture intitulé «Merci à Pierre Boulez», a sans doute été l’un des grands chefs d’orchestre les plus proches de Boulez. Depuis que le premier a joué sous la direction du second le Premier Concerto pour piano de Bartók avec le Philharmonique de Berlin au mois de juin 1964 (il s’agissait d’ailleurs de la première rencontre avec l’orchestre pour l’un comme pour l’autre), ils ne se sont jamais perdus de vue. Le chef et compositeur français a ainsi invité à plusieurs reprises le chef et pianiste argentin à jouer sous sa direction (le Concerto de chambre de Berg, créé en France dans la série des concerts du Domaine musical) ou à jouer ses propres œuvres, Barenboim ayant notamment créé les quatre premières Notations dans leur version orchestrale avec l’Orchestre de Paris en 1980 puis, pour la Notation VII, avec l’Orchestre symphonique de Chicago en 2002, sans compter l’enregistrement d’une mémorable somme d’œuvres de Boulez jadis parue chez Erato à la tête de l’Orchestre de Paris alors qu’il en était le directeur musical.
Le Rituel in memoriam Bruno Maderna (1974-1975), créé par Pierre Boulez à la tête de l’Orchestre symphonique de la BBC au début du mois d’avril 1975, figure, aux dires de plusieurs spécialistes, parmi ses «pièces les plus accessibles». Destinée à un orchestre divisé en huit groupes d’instrumentistes, elle se veut un hommage de Boulez à Maderna, compositeur et chef d’orchestre dont il était l’ami proche, décédé en novembre 1973. Alors que, sur la grande scène de la Philharmonie de Berlin, ne sont installés que deux groupes d’instrumentistes (une section de cuivres composée de six cors, quatre trompettes et quatre trombones, ainsi qu’un sextuor de cordes), les six autres (deux clarinettes, un hautbois, deux groupes de bois où figurent hautbois, saxophone, clarinettes, bassons et cor anglais, trois flûtes, quatre violons) sont dispersés aux quatre coins de la salle, essentiellement au niveau du deuxième balcon, au cœur du public, chaque groupe étant accompagné par un percussionniste spécifique jouant aussi bien du tam-tam que de la caisse claire, du bongo, du güiro, du triangle, des maracas ou du gong. Après une longue introduction faite en allemand par Barenboim lui-même, qui expliqua ainsi la construction de l’œuvre (quinze sections annoncées chacune par un coup de gong, l’œuvre se divisant en une phase ascendante puis descendante, la première séquence musicale étant également la dernière) et la passion qu’avait Boulez pour la «complexité», la musique put s’épanouir.
L’intervention millimétrée des musiciens de la Staatskapelle de Berlin offrit en plus d’une occasion une impression étrange, le public se trouvant en effet environné de musiciens (les sons venant aussi bien de devant que de derrière, de la droite comme de la gauche) dans une sorte de «rapport de force inversé» par rapport à la normale où, habituellement, l’orchestre figure au contraire sur la scène de la Philharmonie avec les spectateurs tout autour de lui, l’atmosphère étant par ailleurs rendue presqu’obsédante par ces coups de gong et certains motifs dévolus aux percussions. Tout en tournant les pages de l’immense partition placée sous ses yeux, Barenboim, au centre de la scène, donne les départs aux quatre coins de la salle, les groupes d’instrumentistes pouvant souvent jouer ad libitum, et veille ainsi à ce que chaque auditeur puisse profiter d’une expérience finalement tout autant spatiale que musicale.
D. Barenboim (© Kai Bienert/Mute Souvenir)
Après un entracte plus long que d’habitude afin de permettre d’enlever pupitres et lumières disposés à travers la salle, c’est une Staatskapelle de Berlin au grand complet qui se retrouve sur scène pour interpréter Le Sacre du printemps (1913) de Stravinsky, œuvre-phare dans le catalogue du compositeur et dans le répertoire de Boulez comme chef d’orchestre. L’interprétation d’ensemble fut très bonne mais Barenboim a semble-t-il davantage choisi d’accentuer les effets de masse que la dentelle de la partition, ce qui a conduit à gommer certaines subtilités d’une œuvre ô combien célèbre. Les musiciens de la Staatskapelle de Berlin, dans une forme éclatante (excellents bois en dépit d’un hautbois solo qu’on aurait souhaité plus distinct dans certains de ses traits, magnifique cor solo tenu par Ignacio García sans oublier l’irréprochable, comme toujours, Torsten Schönfeld aux timbales), sont évidemment à la hauteur de la partition mais certains passages nous ont semblé traduire une légère fatigue (ou appréhension) comme cette clarinette en mi bémol, pourtant généralement très bonne, un peu criarde dans l’«Introduction» de la première partie. De manière générale, on aurait aimé avoir davantage de contrastes à l’instar de ce passage entre le «Jeu du rapt» et les «Rondes printanières» qui fut assez mécanique ou de ces «Cercles mystérieux des adolescentes» (seconde partie) qui auraient pu être plus langoureux voire érotiques. De même, il est dommage que Barenboim n’ait pas souhaité aborder «Les Augures printaniers» de façon plus orgiaque, l’appréhension du Sacre ayant globalement manqué de cet esprit conquérant et de cette gamme dynamique qui en font tout le sel. Une très belle prestation, certes (ne boudons pas notre plaisir), mais où la forme aura trop souvent pris le pas sur le fond.
Le site de la Musikfest de Berlin
Le site de Daniel Barenboim
Le site de l’Orchestre de la Staatskapelle de Berlin
Sébastien Gauthier
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