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Alchimies russes

Baden-Baden
Festspielhaus
07/21/2018 -  
Alexandre Scriabine : Concerto pour piano en fa dièse mineur, opus 20
Serge Rachmaninov : Symphonie n° 2 en mi mineur, opus 27 – Concerto pour piano n° 1 en fa dièse mineur, opus 1

Daniil Trifonov (piano)
Orchestre du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev (direction)


(© Manolo Press/Michael Bode)


Nouveau séjour estival du Théâtre Mariinsky au Festspielhaus de Baden-Baden, tradition désormais établie de longue date, avec cette année à l’affiche deux représentations d’Adriana Lecouvreur de Cilea qui ont fait accourir beaucoup de de monde, et parfois d’assez loin, dans l’espoir d’y entendre Anna Netrebko, assorties de deux programmes de musique russe d’un minutage particulièrement généreux.


Si Anna Netrebko s’est finalement désistée - remplacée au pied levé, et de façon tout à fait satisfaisante d’ailleurs, par Tatiana Serjan - suite à une nébuleuse affaire de « mise en quarantaine après une infection foudroyante par un norovirus » (phraséologie qui nous paraît quand même quelque peu exagérée pour évoquer une banale gastro-entérite, affection fort commune et surtout, en principe, dont on guérit rapidement), les deux concerts symphoniques ont en revanche eu lieu à peu près comme annoncés. A peu près seulement, avec quand même une permutation inattendue entre le Deuxième Concerto de Rachmaninov prévu initialement pour le samedi soir et le Concerto de Scriabine annoncé pour le lendemain. Rien de très gênant pour ceux qui ont assisté aux deux concerts successivement. En revanche on imagine que ceux qui n’en ont choisi qu’un seul ont pu se trouver quelque peu dépités qu’on modifie ainsi leur menu sans préavis. Cela dit les visites du Mariinsky à Baden-Baden n’en sont pas à leur coup d’essai en matière de surprises de dernière minute, bonnes ou mauvaises, ce qui fait même dire à certaines langues perfides que la troupe de Valery Gergiev ferait mieux d’annoncer ses programmes et ses distributions après ses soirées de tournée... plutôt qu’avant !


En tout cas c’est bien Daniil Trifonov que l’on voit arriver sur scène à grandes enjambées dégingandées, en bras de chemise, toujours barbu et de plus en plus chevelu, pour le Concerto pour piano de Scriabine qui ouvre le concert. Gergiev dirige sans baguette (à moins que le petit objet qu’il tient entre pouce et index, et qui ressemble vraiment à un cure-dents, puisse passer pour tel) mais aussi sans podium, ce qui le fait disparaître complètement derrière le couvercle du piano. On ne perçoit plus de sa battue que l’extrémité des bras, et en particulier ces curieuses trémulations des doigts dont il abuse de plus en plus aujourd’hui, signaux sibyllins que l’orchestre doit se charger de décrypter. A certains moments on se demande vraiment comment les musiciens font pour s’y retrouver, avant de constater qu’il y a quand même un podium surélevé au centre de la scène, mais que c’est la chef d’attaque des premiers violons, en l’occurrence ce soir la jeune Olga Volkova, qui est juchée dessus. Pour être mieux vue de partout quand plus personne ne sait à quoi d’autre se raccrocher ?


On assiste en tout cas à une curieuse exécution du Concerto pour piano de Scriabine, mais comme l’œuvre est-elle même particulière, les distensions alanguies de cette interprétation ne paraissent pas vraiment hors sujet. Trifonov semble inventer sa partie au fur et à mesure, à un tempo relativement lent mais surtout élastique, chaque phrase semblant se nourrir d’un rien de réflexion avant l’élan suivant. C’est à la fois beau et bizarre, parfois aux limites du décryptable, le pianiste ayant tendance à exagérer l’étrangeté d’une partie soliste qui a déjà spontanément tendance à déconcerter par ses digressions à géométrie variable. De son côté l’Orchestre du Mariinsky prodigue ses timbres luxueux (dont une superbe rangée de cuivres aux sonorités ce soir très fondues, d’un romantisme automnal de bon aloi) mais aussi parfois un excès d’opulence (dans l’Andante, même dans des passages où l’accompagnement est circonscrit aux seules cordes, la partie soliste ne se détache plus assez : il faudrait encore exagérer davantage la subtilité des nuances de l’accompagnement pour que la volubilité des doigts du soliste ne paraisse pas seulement décorative) voire une flagrante succession de décalages dans la dernière ligne droite. Gergiev a le geste invariablement large et tente de maintenir le cap à grande échelle, mais associer un pianiste aussi fantasque à un chef à la gestique aussi évasive comporte un fort risque d’aboutir à ce genre de résultat atypique : poétique, fertile en surprises, un rien vacillant aussi...


Le début de la Deuxième Symphonie de Rachmaninov est lui aussi plutôt tremblotant, avec des problèmes d’ensemble gênants, en particulier entre violons et petite harmonie. Pour autant Gergiev ne laisse transparaître aucun signe d’impatience ou de crispation. Tout se passe comme si tous attendaient ici la bonne étincelle, une soudaine synchronisation collective de l’humeur qui finit effectivement par se produire. Et dès lors l’aventure devient passionnante. Cette symphonie extrêmement mélodique, souvent caricaturale dans ses effusions suaves, sonne d’une façon singulière, en grands flots sombres voire glauques, qui viendraient baigner des rivages déserts et funèbres. Atmosphère continuellement tendue (la gestique de Gergiev se fait plus impérative, les bras s’activent beaucoup, les doigts ne tremblent plus) qui ne nous laisse aucun répit, jusqu’à une entêtante forme de malaise, à la manière des ces tableaux surréalistes de James Ensor d’apparence ludique mais dont suintent partout des angoisses et des peurs masquées. Au bout de quatre mouvements le grand fleuve s’arrête brutalement, coupé net d’un dernier geste.


Concert terminé ? Que non ! Après l’entracte il faut encore se garder une petite place pour le Premier Concerto de Rachmaninov, empoigné à bras le corps par un Trifonov dont on se demande maintenant s’il n’est pas devenu à tel point familier de cette partition qu’il s’y ennuie un peu. Les gestes virtuoses se succèdent en progressions bien gérées, avec une certaine fatigue musculaire cependant perceptible, voire quelques approximations charriées sans dommages dans le flux, mais ce n’est pas la flamme des grands jours. Au pupitre, Gergiev expédie aussi les affaires courantes, ce qui avec un orchestre aussi sûr, et surtout des cordes graves aussi ensorcelantes, ne laisse certainement pas indifférent. Altos et violoncelles font assaut de couleurs enivrantes, dont on apprécierait de retrouver aussi quelques traces dans une partie soliste au contraire assez continuellement percussive et peu nourrie en recherches de timbres.


Pour faire bonne mesure Trifonov accorde encore quelques Bunte Blätter de Schumann : lyrisme soigneusement contrôlé, impression de totale maîtrise du sujet, mais à nouveau les sonorités manquent d’un certain empâtement dans l’assise. Une atmosphère d’eau-forte là où on attendrait davantage la luminosité colorée d’un Caspar Friedrich.



Laurent Barthel

 

 

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