About us / Contact

The Classical Music Network

Strasbourg

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

L’enfer des bonnes intentions

Strasbourg
Opéra national du Rhin
06/16/2018 -  et 18, 20, 22, 24, 26* juin (Strasbourg), 4, 6 juillet (Mulhouse) 2018
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Eugène Onéguine, opus 24
Bogdan Baciu (Eugène Onéguine), Ekaterina Morozova (Tatiana), Marina Viotti (Olga), Liparit Avetisyan (Lenski), Mikhail Kazakov (le Prince Grémine), Doris Lamprecht (Madame Larina), Margarita Nekrasova (Filipievna), Gilles Ragon (Monsieur Triquet), Dionysos Idis (Zaretski, Le capitaine), Sangbae Choï (Un paysan)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
Frederic Wake-Walker (mise en scène), Jamie Vartan (décors et costumes), Fabiana Piccioli (lumières)


(© Klara Beck)


Quoi de plus facile, en principe, que mettre Eugène Onéguine en scène? L’ouvrage est d’une fluidité musicale et dramatique exceptionnelle et ce soir une vue plongeante sur la fosse où dirige Marko Letonja nous le confirme encore : cet art de faire passer l’effusion mélodique d’un pupitre à l’autre avec un tel naturel, en épousant à la perfection chaque évènement théâtral, où peut-on le trouver à ce point maîtrisé ailleurs, si ce n’est chez Mozart?


Oui mais... Il y a aussi un gros problème à résoudre dans Eugène Onéguine : les intermèdes et ballets, ces nombreux résidus de convention opératique du 19e siècle qu’il faut tenter de gérer, à défaut de pouvoir tout couper. La pire solution étant assurément d’y laisser se produire des danseurs professionnels : ports de tête invariablement braqués sur la ligne d’horizon, mollets avantageux emmaillotés sous les queue-de-pie, entrechats qui surnagent sur le drame comme des grumeaux non miscibles... Option plus difficile mais plus efficace : confier toute cette chorégraphie au chœur, en l’incitant à s’y inventer un parfait naturel de corps social en mouvement. Certains metteurs en scène y sont parvenus avec bonheur, à commencer par Robert Carsen, dans une production modèle présentée notamment à New York et Genève. Preuve qu’une telle réussite n’est pas impossible, encore faut-il se donner les bons moyens pour cela.


C’est sur cette gestion des intermèdes que le jeune metteur en scène britannique Frederic Wake-Walker achoppe. On veut bien accepter qu’Eugène Onéguine, drame d’une jeunesse dont la spontanéité cherche à survivre dans une société qui l’étouffe, puisse se passer à toutes les époques, la nôtre comprise. Mais que ce concept puisse déboucher sur des pantomimes aussi inégalement réussies pose problème. Par exemple, pendant le chœur domestique du premier acte, place à de modernes couples d’adolescents montés en graine, qui tentent de croquer simultanément deux par deux les mêmes pommes : un curieux jeu de centre aéré, gentiment inepte... Plus intéressante, l’illustration du prélude choral situé juste après la scène de la lettre : des garçons amoureux transis, comme suspendus à des cœurs de baudruche rouges gonflés à l’hélium, en train de faire leur déclaration muette à leur toute première bien-aimée. L’image est attendrissante comme un dessin de Peynet. En revanche, accrocher le même ballon au cou d’Onéguine pendant tout le troisième acte est une erreur stratégique monstrueuse. On a bien compris le parallèle, merci, mais cet accessoire stupide décrédibilise complètement la situation. Pire encore : le bal de Madame Larina, désolante boîte de nuit underground de patronage où une jeunesse alcoolisée s’initie timidement à l’orgie cuir, sous les ordres d’un Monsieur Triquet armé d’une cravache... Il y a des moments dans les mises en scène ratées où jusqu’à la substance la plus intime de l’ouvrage paraît se cabrer, se refuser à supporter l’outrage. Passons aussi sur certaines fantaisies « chorégraphiques », que ce soit chez Madame Larina ou plus tard chez les Grémine, gambades grotesques dont on perçoit bien les intentions de satire sociale voire d’érotisme niaiseux, mais qui à l’usage se révèlent surtout d’un ridicule tuant.


Esthétiquement, tout avait pourtant bien commencé, dans un intéressant décor strehlérien de bibliothèque désaffectée, espace vide magnifié par de beaux éclairages. Mais passé le premier entracte, rien ne va plus, enlisement dramatique et visuel dans lequel les costumes pour le moins particuliers de Jamie Vartan portent aussi leur part de responsabilité (chez les Grémine, transformer à ce point les dames choristes de l’Opéra du Rhin en épouvantails relève de l’exploit). Dans le programme Frederic Wake-Walker affirme qu’Eugène Oneguine est son opéra préféré. Dont acte, mais on n’ose imaginer à quel degré de sabotage l’amènerait un ouvrage qu’il affectionnerait moins.


La direction de Marko Letonja peut elle-aussi susciter des avis partagés. On avoue s’être laissé prendre sans réserve par ce flux lent, pulsation très intériorisée qui prend le temps d’exposer souplement chaque détail, d’autant plus que ce soir l’Orchestre philharmonique de Strasbourg sonne bien, parvenant sans peine apparente à s’extraire des pièges acoustiques de la fosse. La musique de Tchaïkovski possède assez de ressort pour supporter ces lenteurs, du moins tant que la qualité du chant est au rendez-vous. En revanche, quand intervient tout à coup un maillon plus faible, ici le Grémine caverneux voire atone de Mikhail Kazakov, on apprécierait vraiment un bon coup d’accélérateur. Mais sinon on écoute toujours avec plaisir cette excellente distribution, que ce soit la Tatiana d’Ekaterina Morozova, superbe voix de typologie russe mais sans aucun des excès possibles de cette école, incarnation aussi idéale en jeune fille sage qu’en femme du monde devenue plus mûre, l’Olga très présente de Marina Viotti, jolie révélation, ou encore l’Onéguine convaincant de Bogdan Baciu, dont l’appréciable science du chant et des changements de registre fait totalement oublier un timbre un peu métallique. Beau Lenski de Liparit Avetisyan, à la cantilène émouvante, chaleureuse Nourrice de Margarita Nekrasova, d’une générosité débordante... Regrettable, vraiment, que trop d’intentions et de strates scéniques accumulées asphyxient à ce point un projet qui avait tant d’atouts cruciaux à jouer.



Laurent Barthel

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com