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L’amour, la haine et les fantômes

Madrid
Teatro Real
06/22/2018 -  et 23, 25, 26, 28, 29 juin, 1er, 2, 4, 5, 7, 8, 10, 11, 13 juillet 2018
Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor
Lisette Oropesa*/Venera Gimadieva (Lucia), Javier Camarena*/Ismael Jordi (Sir Edgardo), Artur Rucinski*/Simone Piazzola (Lord Enrico Ashton), Roberto Tagliavini*/Marko Mimica (Raimondo), Yijie Shi (Lord Arturo), Marina Pinchuk (Alisa), Alejandro del Cerro (Normanno)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Daniel Oren (direction musicale)
David Alden (mise en scène), Ian Rutherford (collaborateur à la mise en scène). Charles Edwards (décors), Brigitte Reiffenstuel (costumes), Adam Silverman (lumières), Maxine Braham (chorégraphie)


J. Camarena, L. Oropesa (© Javier del Real/Teatro Real)


Cette Lucia est une production de l’English National Opera, signée David Alden. Les trois rôles principaux ont été exceptionnels. Lisette Oropesa, soprano de La Nouvelle-Orléans, est une Lucia qui a l’apparence d’une jeune fille, mais avec la prestation vocale de soprano lyrique-léger requise pour un tel rôle. Pour les besoins de la vraisemblance, ou tout simplement grâce à l’illusion scénique, l’équilibre jeune fille/actrice/soprano lyrique et coloratura est idéal. Peut-être Alden a-t-il préféré dans les deux distributions (on rendra prochainement compte de la seconde) des jeunes valeurs en progression plutôt que des noms sans doute plus connus et plus attrayants. Un formidable succès a récompensé son pari. Le succès de Lisette Oropesa a été retentissant, les applaudissements n’en finissaient pas, sa scène de la folie restera longtemps dans les souvenirs tant musicalement que visuellement.


Le Mexicain Javier Camarena est très bien accueilli au Teatro Real, surtout après sa prouesse devant les aigus à la chaîne de La Fille du régiment en 2014. Il a construit à la perfection le personnage tourmenté d’Edgardo, à l’opposé du tempérament demandé pour Tonio mais, après tout, chez le même compositeur et dans le sillage du belcanto tardif. Il a triomphé, tout comme Lisette Oropesa, avec son Edgardo, et on s’est souvenu de ses succès dans Les Puritains ou La Favorite.


Il est juste d’ajouter le nom du Polonais Artur Rucinski, qui a joué des rôles comme Onéguine, Yeletski, Germont, Don Giovanni, le Roi Roger de Szymanowski, etc. Il a construit le personnage d’Enrico sur la base d’une voix de baryton de belle couleur et pleine puissance, mais aussi sur son talent d’acteur, qui a dessiné largement et d’une façon très concluante le gestus de ce personnage possédé par la haine mais aussi par la panique de la décadence de sa famille et de sa maison. Robert Tagliavini a très bien conçu son Raimondo, personnage qui met en garde, précepteur de la jeune Lucia, écrit pour une voix de basse dont les graves sont, malgré tout, très risqués; la voix de Tagliavini est très bien modulée, avec un beau timbre. C’est un luxe de compter avec une voix de ténor comme celle du Chinois Yijie Shi pour le rôle d’Arturo, si court, même s’il a une intervention dans le sextuor. La mezzo biélorusse Marina Pinchuk donne de la vérité à son rôle de suivante de Lucia, Alisa, un rôle, il faut bien le dire, que le compositeur et le librettiste oublient à un moment donné... mais Alden ne l’oublie pas, elle continue près de Lucia, même après sa fin. Enfin, Alejandro del Cerro, très bon acteur et très bon ténor, réalise une composition opposée à la tradition dans le rôle de Normanno: le sicaire-vicaire est devenu un secrétaire, un fonctionnaire, la banalité du mal.


Correct, agité, pas spécialement subtil, Daniel Oren a su diriger ce chef-d’œuvre complexe tout comme il y a deux ans à Londres (Damrau/Katie Mitchell), dans une version de Lucia où l’on trouve la scène de la folie accompagnée par l’harmonica de verre (joué par Sascha Reckert), comme d’habitude ces derniers temps. Il ne faut pas oublier que le chef Jesús López Cobos, récemment décédé, a restauré Lucia, avec son édition pour Ricordi au début des années 1980. Justement, une de ses dernières apparitions fut avec Lucia à Lausanne en en septembre-octobre 2017. Il avait enregistré pour la première fois son édition de Lucia (avec Caballé, Carreras et Ramey).


On ne veut pas faire découvrir Lucia de Lammermoor, mais il faut se souvenir de quelques aspects importants: c’est l’opéra dont la scène de la folie est la plus célèbre, dont le sextuor est le plus réussi, avec le duo d’amour par excellence (acte I) et, en outre, un des duos «de haine» les plus terribles. La haine, tout comme l’amour, est au centre de Lucia. Et la haine, dans cet opéra, vient de la famille. De la famille de chacun des héros: Edgardo («Tombe degli avi miei») et Lucia avec son frère Enrico Ashton. Il faut donner une explication théâtrale par les images, mais sans exagération. David Alden est un metteur en scène qui a des idées, et ses idées ne sont pas capricieuses mais produits de la réflexion sur le texte, la musique, l’intrigue, les personnages. Les portraits anciens, images veillottes, montrent depuis le début cette espèce de dictature des morts; on ne sait jamais si nous avons des inimitiés héritées ou si, au contraire, on invoque et on évoque les ancêtres pour cultiver la haine. Chez ces rivaux, il faut soupçonner une lutte entre les familles de longue date. Tout comme les Capulets et les Montaigus. Le manoir détérioré des Ashton, la laideur des costumes du chœur (ah, les femmes habillées à la puritaine, d’une pudibonderie plus que victorienne), la multiplication des portraits dans la scène des fiançailles (le grand sextuor de la fin du deuxième acte, émouvant pour la Bovary de Flaubert et celle de Jean Renoir), la perspective du théâtre dans le théâtre, une mise en abyme, surtout pour la fin de la scène de la folie (les scène de folie ont toujours besoin de spectateurs-personnages déplorant cet état d’insanité)... Tout est pensé et bien motivé, résolu. La théâtralité d’Alden n’a pas besoin de justifications ni de débroussaillages; il n’y a rien de capricieux, de gratuit. Il ne veut pas provoquer, épater. Sa mise en scène suggère, n’explique pas, motive, donne une logique, sans jamais découvrir le mystère ou l’arcane.


On peut donner un exemple, pas le plus important, mais un des plus significatifs de la «correction» de la dramaturgie de cet opéra. Au début de l’acte III, avant la scène de la folie: Enrico Ashton entre chez son ennemi, Edgardo, l’amoureux de sa sœur. Bien sûr, c’est pour les besoins du scénario, mais il faut l’accepter, voilà le «duo de haine» entre les deux antagonistes. David Alden résout la situation. Il ne fallait pas aller chez Edgardo pour lui dire toutes ces paroles désobligeantes; que faire avec? Il propose une situation très pertinente pour la caractérisation définitive du gestus social d’Ashton: il est saoul, il arrive chez Edgardo, il entre par la fenêtre, il provoque Edgardo. Un temps. Ses camarades de fête continuent les excès d’Ashton. Très bien motivée, par conséquent, la situation du duo devient plus vraisemblable: un jeune appartenant à la classe privilégiée, entouré de sa cour de voyous; ils se sont grisés et ils ont l’effronterie d’aller provoquer Edgardo dans sa demeure. Et tout cela dans le milieu puritain et pessimiste de l’Ecosse victorienne; il est très utile de lire le Stevenson de G. K. Chesterton pour comprendre d’où sort un monstre comme Mr. Hyde (dans un Londres tout à fait «Edimbourg»), et peut-être capter les rapports proposés par Alden. Parce que, à mon avis, il s’agit de l’Ecosse de Stevenson, pas de l’Ecosse de Walter Scott (“It is an obvious truth that Stevenson was born of a Puritan tradition, in a Presbyterian country”, et cette tradition et ce presbytérianisme ont été transposés en scène par Alden moyennant sa vision de Lucia di Lammemoor). D’autres détails «corrigeant» de façon adéquate l’original sont très bien conçus, comme le fou rire de Normanno devant les admonitions de Raimondo (en principe, c’est la condamnation de Normanno, auteur des lettres fausses et des intrigues contre l’amour de Lucia et Edgardo: «Quel sangue al ciel t’accusa», etc.): l’impunité de Normanno, tout comme celle d’Enrico, est pleinement garantie, ni dieux ni hommes ne puniront les forfaits d’Enrico et de son vicaire. Le grand remords sera, pour Enrico, d’avoir perdu l’opportunité d’être proche parent d’Arturo Bucklaw.


Comme de coutume, les interventions de Chœur du Teatro Real, dirigé par Andrés Máspero, ont été formidables, avec un moment spécialement réussi dans cette situation d’ironie tragique où il chante content, en même temps que Lucia tue son époux.


Un grand succès, très mérité, pour la fin de la saison au Teatro Real. In ne faut rater cela. Nous reviendrons dans les prochains jours sur la seconde distribution.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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