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Deux belles distributions

Madrid
Teatro Real
04/12/2018 -  et 13, 14, 16*, 18, 22, 23*, 24 avril 2018
Benjamin Britten: Gloriana, opus 53
Anna Caterina Antonacci/Alexandra Deshorties (Queen Elisabeth I), Leonardo Capalbo/David Butt Philip (Robert Devereux, Earl of Essex), Paula Murrihy/Hanna Hipp (Frances, Countess of Essex), Duncan Rock/Gabriel Bermúdez (Charles Blount, Lord Mountjoy), Sophie Bevan/Maria Miró (Penelope, Lady Rich), Leigh Melrose/Charles Rice (Sir Robert Cecil), David Soar/David Steffens (Sir Walter Raleigh), Benedict Nelson (Henry Cuffe), Elena Copons (A Lady-in-Waiting), James Creswell (A Blind Ballad-Singer), Scott Wilde (The Recorder of Norwich), Itxaro Mentxaka (A Housewife), Sam Furness (The Spirit of the Masque), Alex Sanmartí (The City Crier), Gerardo López (The Master of Ceremonies)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Pequenos Cantores de la JORCAM, Ana González (chef de chœur), Dan Thomas (vihuela), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
David McVicar (mise en scène), Robert Jones (décors), Brigitte Reiffenstuel (costumes), Adam Silverman (lumières), Colm Seery (chorégraphie)


L. Capalbo, A. C. Antonacci (© Javier del Real/Teatro Real)


Même si ce n’est pas tout à fait certain, il semble que l’époque du mépris «moderne» pour Britten soit révolue – ah, la morgue attribuée à Boulez! En Argentine, on dit que Carlos Gardel chante de mieux en mieux. Nous pouvons dire aussi que Britten compose de mieux en mieux. Moyennant une précision: ses opéras jugés mineurs reviennent en grâce pour compter désormais parmi ses meilleurs atouts. Gloriana en est un bon exemple, montrant à son tour que l’œuvre de Britten grandit avec le temps.


Gloriana résulte d’une commande pour la célébration, en 1953, du couronnement de la nouvelle reine britannique, Elisabeth II – qui est toujours là, 65 ans après. Britten était déjà le compositeur de plusieurs opéras, le dernier étant Billy Budd. Gloriana (une appellation flatteuse en hommage à la reine Elisabeth) est une nouvelle version des rapports entre la reine Elizabeth I Tudor et le comte d’Essex, Robert Dereveux, fondée sur le livre de Lytton Strachey Elizabeth and Essex, a Tragic History (disponible sur Internet en anglais et aussi en traduction française). Chacun sait que Strachey était l’un des membres du Bloomsbury Group, un ami intime de Virginia Wolf et l’amant d’une des femmes les plus intéressantes du siècle, le peintre Dora Carrington. La chronique de Strachey a inspiré bon nombre de fictions, mais aucune comme Gloriana, même si Britten et son librettiste William Plomer ont été contraints de simplifier (Francis Bacon, facteur très important, peut-être trop important, dans les actes d’Essex, est supprimé dans l’opéra). Les inspirations «Tudor» de Donizetti (Anna Bolena, Roberto Devereux, Maria Stuarda) sont fondées sur des sources antérieures. L’histoire des amours (fausses ou vraies, qu’importe) de cette reine et de cette dynastie un peu sinistres, de leur vocation de coupeurs de têtes, n’a pas vraiment plu à certains, pas toujours des notables, dans le royaume britannique qui venait de gagner une guerre impossible. Gloriana a été banni (pendant quelque temps dans les théâtres, hormis une fugace réapparition au Sadler’s Wells en 1966, mais pendant des décennies dans la sensibilité des mélomanes et des aficionados) et cet opéra commence seulement aujourd’hui à mériter des éloges.


Mais si l’on se réfère à la dualité proposée par l’écrivain Michel Tournier, Gloriana n’est pas une célébration, mais plutôt un dénigrement; d’un temps, d’une époque «glorifiée». En même temps, il y a bien une célébration: les danses et les chants de la Renaissance anglaise. Gloriana est un rare exemple d’opéra du XXe siècle où l’on trouve un véritable «divertissement», un peu «à la Rameau», un peu «à la Casse-noisette». Mais le divertissement n’interrompt pas l’action: il fait partie de l’action même. Le divertissement des danses (une marche, une pavane, une gaillarde, etc.) a aussi une correspondance, une sorte de miroir dans le «masque» pendant l’accueil et l’hommage à la reine à Norwich – la scène du masque est certes antérieure dans le déroulement de l’action.


La mise en scène de McVicar n’épargne guère le personnage d’Elisabeth Tudor, mais il n’exagère pas non plus: il ne se montre pas aussi «expressionniste» que Phyllida Lloyd dans le film-opéra avec Josephine Barstow, qui dépeignait une reine plus méchante et plus grotesque; c’est le même opéra, allégé tout en étant lesté de dessins frappants. La mise en scène de Richard Jones, à Covent Garden il y a cinq ans, était plus édulcorée à cet égard, mais sa recherche était ailleurs: par exemple, la reviviscence du théâtre élisabéthain. L’approche de Britten montre l’équilibre impossible entre l’amour de la vieille reine pour le jeune un peu déchaîné, ambitieux, opportuniste, arrogant et, de plus, échouant dans sa mission impérialiste en Irlande. Il y a aussi la rébellion, mais l’opéra ne nous montre pas qu’il s’agit de la dernière tentative de l’ancienne classe privilégiée, écrasée par les Tudor et remplacée par une nouvelle classe dominante. C’était, peut-être, le concept capital de l’ouvrage de Strachey.


Humaniser les personnages pendant la lutte politique et malgré les crimes d’Etat qui en résultent est une tâche ardue. McVicar y réussit en partie, de la même façon que Britten, mais sans plus. Le meilleur atout de cette mise en scène est d’avoir conçu et réalisé un spectacle d’une beauté tout à fait mesurée, sans concessions au spectaculaire (et McVicar aurait pu tomber dans cette tentation, car l’action comporte suffisamment d’éléments proches du grand opéra, même si l’œuvre est également le fruit des nuances de son contraire, l’opéra de chambre). McVicar réussit avec son choix à moitié symbolique (ou pleinement symbolique, on n’ose l’affirmer davantage): les anneaux, le serpent, la planète, les écharpes, les rubans... En partant du duo d’amour (un faux duo d’amour, mais musicalement cela n’est pas grave, tout le contraire, c’est plus piquant dans l’atmosphère trompeuse de «l’idylle», et cela sert aussi de pièce de musique de la Renaissance anglaise) jusqu’au monologue et au dramatisme réservés pour la fin (le trio des défenseurs d’Essex – Lady Rich, Lady Essex, Lord Mountjoy; la décision soudaine, bornée, dépitée, d’Elisabeth signant la sentence de mort d’Essex), McVicar illustre et ajoute un tout petit peu, et il fait face au risque d’être qualifié de «traditionnel» dans sa production. Mais il s’agit plutôt d’une volonté de faire connaître le texte, sans trop en dévoiler les énigmes et le mystère.


La direction d’acteurs est formidable. Et les voix ressortent plus belles et plus en phase avec la construction des personnages. Peut-être aucune des deux distributions n’est-elle tout à fait excellente dans son ensemble, mais il y a dans chacune assez de beauté pour assurer l’efficacité d’une représentation continue, pleine de vérité vocale et théâtrale. Antonacci, la grande belcantiste, rossinienne et mozartienne (entre autres répertoires), a eu le courage d’assumer un rôle de Britten, et pas n’importe le quel. Antonacci a fait un pari, et elle le gagne: formidable construction du personnage et de sa difficile ligne vocale d’héroïne toujours en scène, soprano lyrique aux tours parfois dramatiques; on est loin de sa Donna Elvira, et peut-être plus près de son Poulenc (La Voix humaine). Alexandra Deshorties, vedette de la seconde distribution, est familière des héroïnes des Tudor et des Stuart (comme l’Elisabetta de Rossini et Donizetti, ou la Maria Stuarda de ce dernier, des rôles tout à fait belcantistes). Deshorties n’a pas une voix aussi vigoureuse qu’Antonacci, mais la beauté de sa couleur, sa capacité à nuancer, ont offert une aussi splendide Elisabeth, où le chant et l’introspection allaient de pair pour donner une image de la complexité du personnage. Il y a un moment d’un dramatisme sourd, caché, où Deshorties joue aussi bien avec sa voix volontairement asséchée qu’avec ses silences: Essex revient d’Irlande, inquiet; et il y a alors un duo avec Elisabeth sans maquillage, sans perruque, la figure grise, l’allure vieille, et la situation suggère déjà la terrible rupture.


Essex est un personnage d’une difficulté qui ne paraît pas très évidente. Il s’agit d’un personnage sympathique, en même temps que frivole, opportuniste, voire conspirateur et aussi traitre. Sa complexité est moins riche que celle d’Elisabeth, mais ses contradictions établissent la difficulté du ténor assumant le rôle. Léger, certainement, mais aussi ambitieux, intrigant et courtisan, arrogant – et cela est toujours une grande difficulté au théâtre: tous les acteurs et les chanteurs ne maîtrisent pas l’art difficile de faire apparaître le personnage comme arrogant, en évitant en même temps d’extérioriser leur propre arrogance. Leonardo Capalbo relève ce défi avec sa voix lyrique et son emportement mesuré. Une belle voix, pas aussi forte que celle de son partenaire, une expressivité énergique: un Essex d’un niveau supérieur. David Butt Philip, dans la seconde distribution, joue un Essex aussi expressif, mais d’une émission vocale encore plus faible.


Ces deux personnages accaparent presque toute l’action, avec le concours du chœur, très important en tant que personnage. Mais les rôles secondaires comptent aussi, surtout celui de Pénélope, Lady Rich, sœur d’Essex, puis ceux de Frances, son épouse, de Lord Mountjoy, un rival devenant un ami, voire des deux ennemis d’Essex, Sir Robert Cecil et Sir Walter Raleigh. Dans le rôle de Lady Rich, les deux sopranos ont surpris par leur force, leur interprétation dramatique, leur émission puissante et des moments bouleversants: la Britannique Sophie Bevan (Susanna, Donna Elvira) et l’espagnole María Miró, dont le pouvoir vocal et théâtral surpasse la jeunesse. Il faut saluer les prestations des deux Frances: l’élégance de chant et de prestance de l’Irlandaise Paula Murrihy en contraste avec le charme et la douceur de la Polonaise Hanna Hipp dans la seconde distribution. Duncan Rock gagne le match face à Gabriel Bermúdez en Mountjoy, et Leigh Melrose et David Soar, autant que Charles Rice et David Steffens, apportent discrétion et parfois éclat aux deux vainqueurs de la lutte à la cour, Cecil et Raleigh.


De nouveau, le chœur, dirigé par Andrés Máspero, a relevé un défi, et il faut remarquer le dédoublement des hommes et femmes de la cour et des dames autour de la reine. Comme d’habitude, le chœur d’enfants, dirigé par Ana González, a apporté sa douce musicalité et contribué au charme de moments tels que dans la scène de Norwich.


Ivor Bolton est un chef qui a récemment su gagner les faveurs du public du Teatro Real par son art, certainement, mais aussi par ses gestes mélangeant énergie et sympathie personnelle. Bolton est l’âme de cet opéra, et il donne depuis la fosse un des sens possibles de cet opéra riche en suggestions, bien sûr, avec la magie de la scène, une mise en scène de McVicar digne d’une analyse plus approfondie.


Le Teatro Real a rouvert ses portes à l’opéra il y a vingt ans, à l’automne 1997: durant ces années, on a pu y voir plus de la moitié des quinze opéras de Britten (c’est-à-dire huit, sauf erreur).



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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