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Street Scene: folk opera, vérisme...? Madrid Teatro Real 02/13/2018 - et 14, 16, 17*, 18 février, 26, 27, 29, 30 mai, 1er juin 2018 Kurt Weill : Street Scene Paulo Szot (Frank Maurrant), Patricia Racette (Anna Maurrant), Mary Bevan (Rose Maurrant), Matteo Artunedo (Willie Maurrant), Geoffrey Dolton (Abraham Kaplan), Joel Prieto (Sam Kaplan), Verónica Polo (Shirley Kaplan), Gerardo Bullón (George Jones), Lucy Schaufer (Emma Jones), Sarah-Marie Maxwell (Mae Jones, Première nurse), Javier Ramos (Vincent Jones, Nouveau locataire), Jenni Bern (Greta Fiorentino), Michael J. Scott*/Vicente Ombuena (Lippo Fiorentino), Scott Wilde (Carl Olsen), Harriet Williams (Olga Olsen), Tyler Clarke (Daniel Buchanan), Eric Greene*/Mandisinde Mbuyanzwe (Henry Davis), Irene Caja (Mrs. Davis), Olivia Nardos Sierra/Lucia Guzmán/Celia Martos (Grace Davis), Montse Gabriel (Mrs. Hildebrand), Marta Fontanals-Simmons*/Katie Coventry (Jennie Hildebrand), Diego Poch (Charlie Hildebrand), Clara Barrios (Mary Hildebrand), Richard Burkhard*/Marcus Farnsworth (Harry Easter), Dominic Lamb (Dick McGann), Kwenya Carreira (Steve Sankey), Laurel Dougall (Seconde nurse), Inma Mira (Mère, Nouvelle locataire), Angel Burgos (Dr. John Wilson), Jonathan D. Mellor (Officier Harry Murphy, Laitier), Pablo Pinedo (Agente judicial), Sixto Cid (Fred Cullen, Policier), Alvaro Hurtado, Andrés Bernal (Policier, Ambulancier), Angel Burgos, Alvaro Hurtado (Ouvriers), Iván Sanz (Joe), Mariam González/Lucia Serinan (Joan), Carmen Vicente (Myrtle, Jeune violoniste), Celia Martos*/Laura Pulido*/Catalina Peláez (Jeunes filles en uniforme)
Coro titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Pequenos Cantores de la ORCAM, Ana González (chef de chœur), Orquesta titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Tim Murray (direction musicale)
John Fulljames (mise en scène), Lucy Bradley (assistante à la mise en scène), Dick Bird (décors, costumes), Arthur Pita (chorégraphie), James Farncombe (lumières), Poti Martin (son)
(© Javier del Real/Teatro Real)
Le mois dernier, le Teatro Real a présenté une mise en scène belle et acérée de Street Scene (1946), que le public aura l’occasion de voir (ou revoir) en mai-juin dans le même théâtre. Un peu en retard, ou un peu trop en avance, impossible de ne pas commenter un événement aussi important et de ne pas essayer de persuader le public à aller voir la reprise au printemps.
Kurt Weill appartient à la génération postérieure à Webern et Berg: un peu plus jeune que Hindemith et Carl Orff, plus âgé de quelques mois que celui qui s’appellera Werner Egk. Mais Weill est en opposition, du point de vue politique et humain, avec ces deux derniers, les favoris du IIIe Reich. Il se rattache plutôt au radicalisme de l’époque de Weimar et à l’exil. Weill, le musicien de quelques succès signés Brecht, deux fois mari de Lotte Lenya, est un peu le lien entre le monde du théâtre radical allemand de ces années qui finiront très mal, et le monde plus ou moins respectable de la musique. Franchement, est ce qu’on se souvient aujourd’hui de L’Opéra de quat’sous pour la musique de Weill ou pour le texte pas mal plagié de Brecht (L’Opéra des gueux, texte de John Gay, musiques composites et en contrafactum; Britten s’appropria lui aussi de tout cela, plus tard)? La musique de Weill ne se ressemble pas à celle Korngold, de trois ans plus âgé, mais leur destin a été le même: l’exil et le succès en Amérique. Un succès un peu difficile pour eux, peut-être, mais finalement indéniable.
La vie de Weill est courte, mais intense. 50 ans. C’est une vie riche en apprentissages. Il apprend tout, il s’imprègne de tout, il sait tout à la fin. Il n’est pas facile découvrir le sens de son œuvre. Il faut le chercher dans des concepts tels qu’apprentissage, théâtre, chant, Neue Sachlichkeit, Lotte, Song style, radicalisme politique, exil... Broadway. Peut-être il faudrait ajouter: oubli, et aussi récupération. Le mot Brecht: ah, cela n’explique pas grand-chose. Expressionisme? La génération de Weill est déjà un peu libérée de l’expressionisme, heureusement, même s’il règne toujours au cinéma muet, avec ses Golem, ses Caligari, ses Nosferatu.
Mais une pièce comme Street Scene (Broadway, janvier 1947) arrive un peu tard dans la vie du musicien. C’est vrai, on ne peut pas savoir que Weill mourra en 1950. L’immigré Weill, Allemand fils de cantor de synagogue, n’a aucun problème pour imiter d’une façon tout à fait créative un monde sonore dont la référence est Porgy and Bess.
De façon très significative, l’émigré Weill, le juif Elmer Rice (auteur de la pièce originale, un succès, et un film déjà parlant) et le noir Langston Hughes sont les auteurs de la version musicale de Street Scene, sous la direction musicale du juif Maurice Abravanel; il est aussi significatif qu’une pièce si complexe, pas un musical play mais un vrai Singspiel à l’américaine, ait été créée à Broadway, dominé par les brillantes banalités de Rodgers et Hammerstein. La commission sur les activités antiaméricaines rendra impossible dans le futur tout proche le Broadway de Street Scene; Broadway est réservé aux personnes saines d’esprit. Et les nazis avaient déjà inclus Weill parmi les compositeurs dégénérés, huit ou neuf ans plus tôt.
La mise en scène de Fulljames et Bradley, avec les formidables décors de Dick Bird, a donné une impression de vérité difficile à obtenir à l’opéra, dans la mesure où les tableaux réalistes, frôlant le tableau existentiel, sont rétifs aux conventions et codes du théâtre lyrique. Pour autant, le bâtiment n’est pas du tout réaliste; il est fonctionnel, on peut y entrer par diverses modalités dramatiques, un peu le déconstruire; rien à voir, par exemple, avec le bâtiment de la mise en scène de Pountney (ENO 1992), qu’on peut encore voir sur internet.
Les mouvements scéniques, la direction d’acteurs, la polyphonie non seulement musicale mais aussi tout particulièrement dramatique (tous les voisins, tous les âges, toutes les origines: des Italiens, des Irlandais, des Allemands, des Suédois, des catholiques, des juifs), forment un spectacle beau et nerveux, un mouvement perpétuel théâtral où il y a une succession continue de comédie, saynètes, drame, danse et tragédie. Le chœur mixte titulaire d’A. Máspero se mêle à merveille au chœur d’enfants dirigé par Ana González, un ensemble jeune et charmant, très inspiré cette fois-ci, dans le rôle collectif des enfants du quartier issus de deux races (peut-être plus) et d’où surgissent ensuite des individualités enfantines. L’orchestre, dont les tutti ne sont pas nombreux, a été dirigé avec un véritable souci de se mettre au service de la polyphonie des personnages, du quartier, de la rue. Tim Murray a dominé cette rue et les habitants du bâtiment en mouvement, mais aussi ses propres forces, dans la fosse, dans un formidable effort concertant.
La distribution est très fournie, les principaux personnages étant entourés de rôles parlés et de beaucoup d’autres de caractère épisodique. Les personnages les plus importants sont les Maurrant, et il est normal que tous les trois (il y a en outre le fils Maurrant) soient interprétés par les meilleures voix de la soirée. C’est là que le vérisme apparaît: le couple déchiré est chanté par les voix impressionnantes de Patricia Racette, soprano aux graves dramatiques, et Paulo Szot, baryton brésilien dont le répertoire s’étend de Mozart à l’opéra contemporain. C’est le côté dramatique, voire tragique par la suite, des événements, avec des voix lyriques, tendues, au timbre d’un bel émail chez Racette, d’une présence vigoureuse en même temps que vecteur du malheur chez Szot. Le lyrisme total est pour leur fille, Rose, dans la voix poétiquement traitée de Mary Bevan, une jeune soprano au futur prometteur et au présent enrichi par des incarnations comme celle de Rose Maurrant, entre la fille rêveuse et la femme dans sa première maturité, le tout traduit par l’équilibre de la voix lyrique et par une comédienne qui sait bien passer de la soubrette à la femme blessée. Malheureusement, au cours de la représentation à laquelle on a assisté, la voix de son partenaire, le jeune Joel Prieto (Sam Kaplan), a souffert durement pendant le premier acte, et il n’a pas pu chanter jusque la fin de la première partie. C’est dommage, car on l’avait apprécié en Tamino il y a un an. Sa partie a été chantée par Adrian Dwyer, visible sur la gauche de la scène, pendant que Prieto mimait les gestes de son personnage. De façon générale, la beauté et l’efficacité théâtrales du spectacle n’en ont pas trop souffert, mais on a presque raté la vérité dramatique du duo de la fin de la première partie entre ces deux jeunes amoureux.
La distribution est une large parade polyphonique, un ensemble de types, chacun avec un ou deux traits pour camper le personnage. Il faut bien souligner les excellentes prestations de Michael J. Scott dans le rôle de Lippo Fiorentino, le sympathique Italien qui offre des glaces dans le célèbre sextuor des gelati. Et aussi Jenni Bern, dans le rôle de Greta, son épouse, un des personnages les mieux caractérisés parmi la foule des voisins. Ou les Olsen, Harriet Williams et Scott Wilde. Mais il y a un numéro spécial dans Street Scene, à la fin de la première partie, qui requiert le concours de deux jeunes danseurs, chanteurs, acteurs: c’est le duo de drague lascive de deux jeunes sans-gêne, mais aussi cruels, Dick et Mae, dont le duo chant-danse «Moon-face, starry eyed», plein de swing très «Broadway», démontre de façon superbe le sens de la comédie, de la farce, de la danse et du chant de deux comédiens, Sarah-Marie Maxwell et Dominic Lamb, sur une chorégraphie d’Arthur Pita.
On ne peut malheureusement pas énumérer tous les moments attirants, séduisants, pleins d’art théâtral et lyrique de cette production. Mais on a essayé d’en donner une vue d’ensemble en descendant parfois dans les détails. Et, surtout, on incite le public à aller en mai-juin au Teatro Real. Il ne faut pas rater cette rareté (après tout, il s’agit d’une rareté dans les théâtres d’opéra, et d’une impossibilité dans les autres, peut-être en raison des exigences – artistiques et économiques – de la production), au-delà même de la curiosité, à la frontière entre l’opéra américain au moment de son apparition et l’opéra tout court, développé depuis les années 1950 après sa naissance, on peut dire, vers 1934-1935 (Thomson, Gershwin). La réussite artistique nous y incite aussi, une réussite pleine de noms, un spectacle fruit d’une foule de voix, d’acteurs, de musiciens, de gens de théâtre.
Santiago Martín Bermúdez
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