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Marx n'est pas mort !

Berlin
Deutsche Oper
09/19/2001 -  
L. Nono : Intolleranza


Action scénique sur une idée d’Angelo Maria Ripellino. Livret italo-allemand adapté par Peter Konwitschny et Werner Hintze.



Chris Merritt (Un travailleur immigré), Melanie Walz (Sa compagne), Yvonne Wiedstruck (Une femme), Tom Erik Lie (Un algérien), Peter Klaveness (Un prisonnier sous la torture), Matthias Komm (Un présentateur télé), Antonia Kuntze (Une jeune fille), Thorsten Gliewe (Un ouvrier du bâtiment), Malte Godglück, Robert Hebenstreit, Markus Bölling et Stephan Korves (Quatre policiers).



Peter Konwitschny (Mise en scène), Hans-Joachim Schlieker (Décors et costumes), Werner Hintze (Dramaturgie).



Chœurs et Orchestre de la Deutsche Oper Berlin, Peter Rundel (Direction), Ulrich Pätzholdt (Chef de chœur).



Créée en 1961 à Venise, où elle valut à son auteur une notoriété immédiate (accompagnée d’un succès de scandale), Intolleranza est avant tout une œuvre manifeste, inséparable en cela d’une célèbre conférence que Luigi Nono avait tenue à Darmstadt deux ans auparavant. Dans cette dernière, Nono mettait passablement les points sur les i avec certains collègues post-sérialistes, leur reprochant de se réfugier dans une tour d’ivoire esthétisante et nombriliste, déconnectée de toute réalité historique et donc, pour lui, de toute réalité. Fustigeant les collages formalistes d’un John Cage ou le scientisme d’un Joseph Schillinger (l’auteur de « Art and Nature in The Mathematical Basis of the Arts », livre aujourd’hui bien oublié), Nono défendait la notion d’un compositeur « qui reste conscient du processus historique et qui en chaque instant de ce processus agit et décide, à la pleine lumière de son intuition et de sa connaissance logique, pour ouvrir de nouvelles possibilités aux exigences de l’homme envers de nouvelles structures fondamentales ». Ce point de vue très marxiste se retrouve aussi bien, superficiellement, dans la forme de Intolleranza (qui est une « action scénique » et non un opéra, genre jugé trop bourgeois, et qui fut monté dans une mise en scène industrielle et multimédia à l’époque tout à fait déroutante), que dans son fond.



À travers le cheminement d’un travailleur immigré, souhaitant retourner au pays et faisant l’objet d’une arrestation arbitraire, à la suite de laquelle il s’évadera et découvrira avec ces complices le sens de la fraternité (avant de périr dans une soudaine catastrophe naturelle), Nono entend en effet représenter une humanité se libérant du joug de l’exploitation et fondant une société plus juste et plus collective. Toutes ces bonnes intentions pourraient aboutir à un propos quelque peu schématique si la gent féminine ne jouait qu’un rôle négligeable dans l’action. Comme Verdi dans une certaine mesure, Nono comprenait aussi l’influence des femmes dans bon nombre de décisions « historiques », et le désir du personnage principal de rejoindre sa patrie est avant tout celui de se libérer de l’épouse jalouse et possessive qu’il avait rencontrée dans son pays d’accueil. Celle-ci n’hésitera pas d’ailleurs, dans une scène assez cocasse, à invoquer le Grand Inquisiteur lorsqu’elle le retrouvera après son évasion dans les bras d’une ravissante maîtresse. Dans une autre direction, l’appel final à la fraternité peut aussi rappeller Le prisonnier de Dallapiccolla (autre influence majeure de Nono dans le domaine lyrique), ou certains films de Renoir période Front Populaire. Malgré son incontestable originalité, le livret présente cependant quelques points faibles : si les scènes privées sont très réussies, le conflit du personnage principal avec le monde extérieur reste avant tout placé sous le signe de l’arbitraire (l’arrestation et le déluge), ce qui donne à ce travailleur un caractère assez passif, et prive l’oeuvre de tout le dramatisme qu’on aurait pu lui souhaiter, surtout de la part d’un compositeur italien ! En revanche la musique, très complexe et que nous entendions pour la première fois, nous a semblé d’une grande beauté. Les pages les plus réussies concernent probablement les chœurs a cappella, où elles donnent lieu à des harmonies vocales tout à fait inouïes. L’écriture pour orchestre, influencée par la Klangfarbenmelodie et donc assez verticale, n’en reste pas moins très efficace dramatiquement, grâce à un étagement des pupitres parfaitement clair.



La mise en scène de Peter Konwitschny (fils du célèbre chef d’orchestre) entend redonner à l’œuvre une certaine austérité, renonçant en particulier à tout l’arsenal audio-visuel voulu par Nono lors de la création, et laissant le chœur la plupart du temps au fond de la scène, de manière à recentrer l’action sur les personnages solistes. En théorie omniprésent, le choeur n’apparaîtra donc qu’une fois (en costume de ville façon Fame ) pour la célèbre harangue politique « E voi, siete sordi ? », située juste entre les deux tableaux et point culminant de l’ouvrage. Dotée d’un seul décor, assez beau et représentant aussi bien le chantier où travaille le héros que sa chambre à coucher (en rouge flashant), cette mise en scène tourne dans l’ensemble très bien, d’autant plus qu’elle est rehaussée par une excellente direction d’acteurs, très variée. Toutefois, certains détails peuvent agacer, notamment le parti-pris de transcrire en intégralité le texte du livret sur des panonceaux à cristaux liquides. Accompagnée d’effets rythmiques, cette transcription joue certes de temps en temps un rôle significatif dans la dramaturgie (par exemple lors de la scène de la manifestation), mais à la longue elle apparaît plutôt comme une facilité pour ce livret dont le contenu est déjà parfaitement lisible. La tâche d’un metteur en scène n’est-elle pas justement de s’affranchir du support écrit pour raconter une histoire ? De plus Konwitschny cède à une autre facilité, il est vrai bien compréhensible, celle de saisir l’occasion du mini-entracte entre les deux tableaux pour nous faire relire sur ces mêmes panonceaux, par trois fois, la chronologie des récents attentats en Amérique (comme si nous n’étions pas déjà au courant). Évidemment, étant données ses convictions, Nono n’aurait certainement pas tenu sur cette affaire les mêmes propos extrémistes que ceux d’un Stockhausen (pour qui ces attentats furent aussi une « extraordinaire œuvre d’art »). Cependant, pour terribles et inquiétants que soient ces actes terroristes, l’association de Konwitschny peut sembler un contresens dans la mesure où Nono entendait surtout dénoncer dans son œuvre l’impérialisme occidental, en particulier américain (la référence au Intolérance de Griffiths est explicite). Et, sans vouloir vainement polémiquer dans l’horreur du massacre de milliers d’innocents, on peut aussi penser que la résonance tragique de la chute des deux tours jumelles n’est pas aussi forte qu’on veut bien nous le laisser croire, certainement pas aussi forte que Srebreniça ou le génocide rwandais, en tout cas plus propice dans le domaine des arts à fournir la matière d’un film à sensation hollywoodien que d’intervenir dans une mise en scène d’opéra contemporain (sauf peut-être pour une œuvre de John Adams).



Entendant Intolleranza pour la première fois, il nous a donc paru difficile de juger l’interprétation du chef Peter Rundel. Grand connaisseur de cette partition, il semble vouloir en donner une interprétation analytique, voire pédagogique mais ceci est sans doute une vertu pour une musique aux si complexes enchevêtrements de timbres. Dans certains passages ouvertement lyriques, il galvanise cependant remarquablement l’orchestre de la Deutsche Oper, autour d’une partition aussi difficile à jouer que relativement ingrate pour les musiciens, puisque son expressivité naît essentiellement du collectif orchestral, tout en restant peu perceptible sur un seul instrument.



Portant l’ouvrage d’un bout à l’autre dans un rôle une nouvelle fois extrêmement difficile, Chris Merrit donne une prestation vocale tout à fait digne de son rang, encore qu’un peu décevante par ses phrasés parfois un peu monotones, et pour une certaine négligence envers les nuances piano. En revanche, sa prestation scénique est tout à fait passionnante, et il rend par exemple avec une étonnante subtilité le muet ébahissement du travailleur suite à son arrestation. Dans l’ensemble, on sent surtout qu’il prend des risques dans son jeu d’acteur, et ceci est plutôt rare à l’Opéra, en particulier chez les tenors. Merrit est entouré de deux excellentes partenaires féminines, aussi bien du côté légitime où Yvonne Miedstruck révèle une incontestable présence dramatique en même temps qu’un splendide mezzo, que du côté de sa charmante maîtresse, Melanie Walz. Celle-ci ne se contente certes pas d’exhiber des formes plus qu’avantageuses (bien mises en valeur par un body blanc très touchant), et chante sur un joli soprano, nuancé, quoique parfois un peu nasal. Le chœur, durement mis à l’épreuve dans cette partition, s’en sort remarquablement bien, même si la décision du metteur en scène de le faire principalement chanter sur des amplificateurs depuis le fond de la scène aura dévoilé quelques faiblesses de timbre, en particulier chez les basses.



Signalons pour terminer que cette production sera également donnée à Dresde le 5 octobre prochain, avec les mêmes interprètes.




Thomas Simon

 

 

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