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Jonas en Italie

Baden-Baden
Festspielhaus
02/02/2018 -  et 4 (München), 6 (Berlin), 8 (Hamburg), 10 (Frankfurt), 12 (Wien), 14 (Paris), 16 (London), 18 (Essen), 20 (Luxembourg), 22 (Budapest), 24 (Barcelona) février 2018
Hugo Wolf : Italienisches Liederbuch
Diana Damrau (soprano), Jonas Kaufmann (ténor), Helmut Deutsch (piano)


(© manolo press/Michael Bode)


Confidentielle voire élitaire, la musique de Hugo Wolf ? Pourtant ce soir le Festspielhaus de Baden-Baden affiche quasiment complet, jusqu’à ses plus lointains fauteuils. Et ce n’est là que le premier concert d’une tournée européenne qui s’apprête à remplir des salles d’une taille non moins respectable : Munich, Berlin, Hambourg, Paris, Londres... En trois semaines Jonas Kaufmann, Diana Damrau et Helmut Deutsch vont donc diffuser la musique de Hugo Wolf auprès d’un public dix fois plus nombreux que celui touché par tous les récitals de chant consacrés à ce compositeur en dix ans. Une démesure qui donne le vertige, et peu importe finalement de savoir pour qui autant de monde se déplace (certainement pas prioritairement pour Wolf, ne nous berçons pas d’illusions).


En cette soirée inaugurale, ni Helmut Deutsch, inébranlable devant son piano, se jouant de tous les pièges de cette musique épineuse comme si elle lui était congénitalement familière, ni même Diana Damrau, très sûre d’elle, maîtrisant parfaitement toutes les composantes d’un art vocal à son zénith, ne se montrent le moins du monde impressionnés. Jonas Kaufmann en revanche, très remuant voire sautillant, ne réussit jamais à rester immobile sur scène plus de quelques secondes d’affilée et paraît nerveux. Même s’il parvient souvent à quitter des yeux les partitions qu’il fait défiler discrètement sur un iPad, c’est lui qui reste à l’évidence le moins habitué à l’exercice particulier du Liederabend, une discipline où, pour l’instant, il n’essaie de toute façon pas de chanter de façon très différente qu’à l’opéra.


Cela dit, à l’opéra, Kaufmann passe précisément pour un chanteur raffiné, et cette aptitude à nuancer tombe à point nommé. On apprécie aussi que Kaufmann obtienne mieux que par le passé ces nuances sans détimbrer, sans altérer la substance du son en couvrant excessivement l’émission au point de sembler « avaler » sa voix. Ce chant direct et sensible confère à Wolf une luminosité et une immédiateté particulières, qui nous change d’interprétations plus sophistiquées. Des passerelles inédites entre Kunstlied et Volkslied se font sentir, a fortiori dans ce cycle composé de toute façon sur des textes populaires. Et on se surprend même à se laisser bercer par le charme enjôleur de Benedeit die sel’ge Mutter comme s’il s’agissait d’une véritable canzone, aussi parce que le volume inusité de la voix vient masquer les subtiles altérations de la ligne pianistique qui d’habitude élèvent davantage le débat. Apparaissent ainsi d’évidents croisements entre le Jonas Kaufmann chantant Wolf et celui de son récent disque de quasi-variétés italiennes « Dolce vita ». Mais qu’importe, puisque de toute façon, dans la salle, il est probable qu’une frange non négligeable du public de ce dernier album se soit déplacée aussi.


Côté diction, Kaufmann ne se laisse pas prendre en défaut. Certes on n’a pas affaire à la précision maniaque d’un Fischer-Dieskau, mais globalement le texte passe bien, en rappelant toutefois que l’Italienisches Liederbuch manie un allemand simple qui n’a rien à voir avec la subtilité de la langue d’un Mörike ou d’un Goethe. Cela dit, la comparaison avec la précision absolue de Diana Damrau, qui concilie clarté des mots et ligne mélodique avec un art de l’intégration vraiment suprême, reste indicative du chemin que devra encore parcourir Kaufmann pour assimiler complètement ce répertoire. Charme, piquant, versatilité, de la pointe acide jusqu’à la mélancolie subitement la plus émouvante, Damrau maîtrise aujourd’hui toute la palette expressive du lied avec un naturel époustouflant. Et même théâtralement, chaque mimique paraît incorporée dans la ligne de chant sans jamais donner dans la comédie un peu lourde. A ce titre le jeu scénique de Mein Liebster ist so klein est d’une drôlerie exemplaire, de même que la tendre effusion de O wär’ dein Haus durchsichtig wie ein Glas touche au plus juste.


L’art du lied chez Wolf se rapproche souvent de l’opéra miniature, c’est vrai. Mais fallait-il pour autant transformer ce Liederabend en grande scène d’opéra ? C’est là sans doute que cette soirée prête le plus à discussion. Les deux chanteurs sont constamment présents et composent comme une sorte de long duo où l’un puis l’autre se taisent en alternance mais continuent à interagir par la posture et les mimiques. Or si Damrau sait assez bien garder une certaine réserve quand elle ne chante pas, en revanche Kaufmann ne tient pas en place, voire en fait des tonnes en écoutant sa partenaire, au point parfois qu’il vaut mieux éviter de le regarder. Tout ce jeu de vaudeville augmente peut-être l’accessibilité de Wolf mais en perturbe aussi le raffinement, incitant l’attention à se disperser au lieu d’écouter par exemple les merveilles qui passent dans les conclusions pianistiques de chaque pièce (Helmut Deutsch, souvent sublime, fait montre ici de beaucoup d’abnégation à jouer les utilités).


On reste aussi assez réservé face à une tentative de scénarisation du cycle (indifférence, hostilité, complicité, abandon... tout un jeu de relations variables au sein d'un couple) qui ne respecte pas du tout l’ordre original des pièces. Hormis les N° 1 et 46, aucun lied n’est à sa place, en vue de favoriser une alternance un à un entre chanteuse et chanteur qui tourne à l’échange systématique de répliques un peu lassant. Peut-on concevoir l’Italienisches Liederbuch comme une « œuvre ouverte », que chacun pourrait organiser comme il l’entend, en y inventant des parcours différents ? Ici l’expérience ne paraît pas toujours concluante, avec des juxtapositions de tonalités peu propices, voire la dissociation malencontreuse de certaines pièces pourtant conçues manifestement pour fonctionner l’une à la suite de l’autre (les N° 31 et 32 par exemple).


En bis, Damrau et Kaufmann chantent non plus en alternance mais ensemble, dans deux duos, Gruss de Mendelssohn et Unterm Fenster de Schumann. Bien qu’extrêmement différents, les deux timbres se marient bien. On notera aussi qu’en fin de programme, les innombrables tousseurs (un vrai sanatorium !) qui ont saboté la soirée consentent enfin, mais un peu tard, à diminuer leur participation active à l’ambiance particulière de ce concert.



Laurent Barthel

 

 

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