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On a perdu Warlikowski Paris Opéra Bastille 10/10/2017 - et 13, 16*, 19, 22, 25, 28, 31 octobre, 5, 8, 11 novembre 2017 Giuseppe Verdi : Don Carlos Ildar Abdrazakov (Philippe II), Jonas Kaufmann*/Pavel Cernoch (Don Carlos), Sonya Yoncheva*/Hibla Gerzmava (Elisabeth de Valois), Elīna Garanca*/Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli), Ludovic Tézier (Rodrigue), Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur), Eve-Maud Hubeaux (Thibault), Tiago Matos, Michal Partyka, Mikhail Timoshenko, Tomasz Kumiega, Andrei Filonczyk, Daniel Giulianini (Députés flamands), Silga Tīruma (Une voix d’en-haut), Julien Dran (Le comte de Lerme), Hyun-Jong Roh (Un héraut royal)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, José Luis Basso (chef des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Philippe Jordan (direction musicale)
Krzysztof Warlikowski (mise en scène), Malgorzata Szczęsniak (décors et costumes), Felice Ross (lumières), Denis Guéguin (vidéo), Claude Bardouil (chorégraphie), Christian Longchamp (dramaturgie)
J. Kaufmann, L. Tézier (© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris)
Comme on l’attendait, ce Don Carlos ! Tout le monde en parlait, jusqu’aux média les moins portés sur l’opéra, la musique et la culture en général. Le préavis de grève qui menaçait la première ajoutait au suspense. En réunissant un plateau de stars, en invitant un metteur en scène adulé ou haï, l’Opéra avait fait un beau coup, optant de surcroît pour l’original français dans sa toute première version – avant les modifications opérées pour les répétitions. Le Don Carlos présenté au Châtelet en 1996, sous le mandat d’un certain... Stéphane Lissner, n’allait pas aussi loin. Quatre heures de spectacle en tout, sans compter les entractes !
Le résultat, pourtant d’un très haut niveau, n’a pas comblé toutes les attentes. D’abord à cause de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, sans souffle ni vision, d’une sobriété confinant à l’indigence. Non qu’on lui reproche la transposition dans le monde des dictatures d’aujourd’hui ou d’un passé récent – avec un Inquisiteur qui ressemble plutôt à un chef des services secrets. Ou, après un suicide raté, l’idée de l’Infant, immature, presque débile, revoyant son passé à travers un Escurial à la fois palais et musée envahi de touristes – encore que cela sente beaucoup le déjà-vu. Ou le refus de tout pittoresque hispanisant : le « site riant aux portes du couvent » devient une salle d’escrime où officie une Eboli amazone. Mais c’est surtout le drame familial qui l’intéresse, plus que la tragédie politique, dimension malgré tout essentielle de l’œuvre – on escomptait que les anathèmes jetés sur le catholicisme polonais, qui sous-tendaient son Haendel aixois, l’inspirent davantage. La scène de l’autodafé, spectacle dans une sorte d’amphithéâtre de bois, qui pourrait être séance d’assemblée croupion cautionnant un régime d’oppression, perd de sa force. La projection d’un Saturne dévorant ne parvient pas à arrimer la production, ce que le Polonais réussit en général très bien, à un arrière-plan mythique. Mais son échec, à vrai dire, réside ailleurs : dans la paresse de la direction d’acteurs, dans le manque total de tension, dans l’absence de théâtre finalement – péché d’autant plus mortel que Don Carlos, opéra à plusieurs visages, est une des partitions les plus stimulantes qui soit.
La direction de Philippe Jordan appelle aussi de sérieuses réserves. Elle couvre souvent les voix et file trop droit, peu sensible aux courbes des phrasés verdiens – après La Force du destin et Aïda, ses affinités avec cet univers restent toujours à démontrer. L’arc, non plus, n’est pas tendu... du moins jusqu’au quatrième acte, où le chef semble enfin prendre ses marques et entrer davantage au cœur de l’œuvre. Dommage, car il accompagne une distribution de haut vol, même si la plupart des chanteurs trahit quelques failles. Un seul en est exempt : Ludovic Tézier, qui, par le timbre, la maîtrise du souffle et de la phrase, la beauté de la ligne, a la noblesse généreuse de Posa. Pourrait-on aujourd’hui mieux phraser la mort du Marquis ?
Après le premier acte, Jonas Kaufmann soude ses registres et entre superbement dans la peau de ce Carlos loser, à l’héroïsme avorté. Si la voix s’est assombrie, son velours ne s’est pas patiné, l’aigu tient jusqu’au bout, l’émission garde assez de souplesse pour assumer toutes les nuances d’un rôle tourmenté. Il semble seulement le chanter en français comme il le chante en italien, conditionné sans doute malgré lui par ses Don Carlo. Sonya Yoncheva incarne une Elisabeth digne de lui, malgré quelques aigus à la limite de la justesse et un grave que l’avenir étoffera sans doute : de la reine mère, elle a le port, la jeunesse à la fois passionnée et blessée, avec un « Toi qui sus le néant » proprement magnifique.
Ancien mezzo clair, Elīna Garanca acquerra-t-elle le bas medium et le grave du grand mezzo verdien, qu’elle se fabrique un peu artificiellement ? Mais quels aigus ! Ceux de « O don fatal » mettent la salle en transe – la Chanson du voile était moins insolente... En tout cas, on ne trouvera pas vulgaire cette Eboli aux sens échauffés, qui, visiblement, séduit encore le Philippe II d’Ildar Abdrazakov, auquel ne font défaut, pour être idéal, qu’une articulation plus nette et un grave plus nourri : voici un vrai roi, si humain pourtant, au phrasé digne des grands, dont le « Elle ne m’aime pas » est stylistiquement exemplaire. Un des grands moments de la soirée, suivi d’un duo avec l’Inquisiteur qui serait plus terrible encore si Dmitry Belosselskiy avait plus de noirceur et les graves abyssaux d’une basse profonde. On n’a rien négligé : face à ces stars, les rôles secondaires ont du relief, à commencer par le Moine de Krzysztof Bączyk et le Page d’Eve-Maud Hubeaux.
Didier van Moere
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