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Opéra à trois…

Strasbourg
Opéra national du Rhin
09/22/2017 -  et 23, 24, 25 septembre
Philippe Manoury : Kein Licht
Caroline Peters et Niels Bormann (A et B), Sarah Sun (soprano), Christina Daletska (alto), Olivia Vermeulen (mezzo-soprano), Lionel Peintre (baryton), Membres du Théâtre National Croate de Zagreb
United Instruments of Lucilin, Thomas Goepfer (Electronique IRCAM), Julien Leroy (direction)
Nicolas Stemann (mise en scène), Katrin Nottrodt (décor), Marysol del Castillo (costumes), Rainer Casper (lumières), Claudia Lehmann (vidéo)


(© Klara Beck)


Elfriede Jelinek : auteur dramatique et romancière autrichienne, à laquelle a été décerné en 2004 un prix Nobel de littérature controversé. Nicolas Stemann : homme de théâtre allemand qui a mis en scène quasiment toutes les pièces de la précédente. Les deux collaborent en symbiose pour créer à chaque fois un univers dramatique mouvant, qui a donné lieu à des multiples catégorisations. Philippe Manoury : compositeur français dont les précédents essais d’opéra se sont souvent trouvés marginalisés par des choix de librettistes peu concluants...


Jelinek, Stemann, Manoury, : trois ensemble ou deux contre un ? D’emblée le déséquilibre paraît dangereux, là ou en principe le compositeur devrait pouvoir bénéficier d’un certain ascendant sur ses partenaires. Prima la musica, dopo le parole, l’adage est ancestral à l’opéra, où il a connu peu d’exceptions productives. Et il s’est encore vérifié pour les deux créations lyriques les plus abouties qui ont marqué l’année 2016 : Stilles Meer de Toshio Hosokawa à Hambourg et South Pole de Miroslav Srnka à Munich, des réussites dont tout excès de texte a été impitoyablement banni, le librettiste ayant dû à chaque fois couper des pans entiers de son projet initial, afin de mieux s’adapter à un autre temps théâtral, spécifique à l’opéra.


Rien de tel avec Kein Licht, qui reste avant tout un projet proliférant, un chaudron dans lequel on a déversé plein d’idées, pêle-mêle, en espérant, comme souvent dans le théâtre de Jelinek et Stemann, qu’il s’y cristallise quelques lignes directrices fortes, au prix d’un incessant bavardage. Car ici les deux interprètes principaux, les excellents comédiens Caroline Peters et Niels Bormann, parlent énormément : un texte torrentiel bourré de surprises et d’associations bizarres, dans une langue séduisante mais dont l’originalité échappe en grande partie à un public qui ne maîtrise pas bien l’allemand. Reste à goûter la qualité d’une diction soignée, voire d’une véritable musicalité de l’expression parlée, et à supporter un discours aux allures de pamphlet écologique dont l’envergure intellectuelle ne dépasse pas toujours le simple caquetage de comptoir. Catastrophe de Fukushima mais aussi rejets intempestifs de CO2, comme solution alternative au nucléaire adoptée depuis peu en Allemagne : beaucoup de banalités - portes ouvertes enfoncées qu’un humour bien dosé n’excuse pas toujours - débitées par deux protagonistes qui ne sont pas vraiment des personnages mais plutôt des projections mentales. Comme des reflets de nous-mêmes, qui appuyons sur des centaines d’interrupteurs chaque jour, sans trop vouloir nous préoccuper du coût écologique voire humain de ces gestes inlassablement répétés.


Et la musique de Philippe Manoury ? Continuellement présente, comme une sorte de matrice de sons spatialisés, avec aussi sur scène un petit ensemble instrumental et quatre solistes dont la partition paraît abondante. On ne parvient pas à en retenir grand-chose à terme, si ce n’est une remarquable élégance dans le maniement de la voix, voire d’un pathos bien dosé, avec même quelques fugitifs effluves mahlériens du plus bel effet, du moins quand les chanteurs parviennent enfin à conquérir leur place. Car autant la musique paraît ici un faire-valoir dévoué pour le théâtre, autant le théâtre de Stemann renvoie peu l’ascenseur, l’équipe dramatique multipliant gadgets et trouvailles bizarres qui phagocytent continuellement l’attention : jeux d’eau (jaune vif ou bleu électrique, contaminée sans doute...), projections vidéo proliférantes sur trois écrans voire au plafond de la salle, tenues variées, de la robe du soir unisexe à paillettes jusqu’aux panoplies de décontamination ou de teletubbies, curieux jeux de ballons de toutes tailles... Un monde plein de fantaisie, dont la pertinence ne se laisse appréhender que par moments, ce qui est assurément l’un des buts de ce jeu particulier. Avec pour couronner le tout une troisième partie ajoutée par Elfriede Jelinek quelques mois avant la première seulement, digression sur un nucléaire redevenu stratégique avec l’arrivée de Donald Trump, nouveau fléau pour une planète qui n’en demandait pas tant. Et Nicolas Stemann de se féliciter publiquement que Philippe Manoury ait accepté de rajouter autant de musique, et surtout aussi vite, pour satisfaire cette ultime lubie. Au risque de nuire quand même beaucoup à la digestibilité d’un projet devenu beaucoup trop long ! Kein Licht reste paraît-il une œuvre en devenir, susceptible d’être modifiée bien après sa création (pour mémoire, en août dernier dans la Ruhr, avant l’Opéra du Rhin et prochainement l’Opéra Comique à Paris). Mais qui aura le courage d’y pratiquer réellement les nombreux coups de ciseaux qui s’imposent ?


Malgré l’implication de musiciens et d’une équipe de chanteurs très sûrs, en dépit aussi du talent de Cheeky, fox-terrier qui sait aboyer sur commande, on sort de ce conséquent moment de théâtre musical (un « Thinkspiel », pour reprendre le néologisme forgé par le compositeur) avec une impression prégnante de saturation. Mais avec aussi quelques souvenirs forts, de bon théâtre et parfois, dans les espaces laissés disponibles, de bonne musique. Avec en prime quelques « take home messages » écologiques qu’il n’est certainement pas inutile d’essayer de propager. Bilan un peu maigre pour un projet aussi lourd, mais qui mérite considération.



Laurent Barthel

 

 

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