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Le chant du coq pour la fin d’un monde

Madrid
Teatro Real
05/28/2017 -  et 29, 31 mai, 1er, 3, 4, 5, 9 juin 2017
Nikolaï Rimski-Korsakov: Le Coq d’or
Alexey Tikhomirov/Dmitry Ulyanov* (Tsar Dodon), Venera Gimadieva*/Nina Minasyan (La Tsarine de Chemakha), Boris Rudak/Sergei Skorokhodov* (Tsarévitch Guidon), Alexey Lavrov*/Iurii Samoilov (Tsarévitch Aphron), Alexander Vinogradov (Voïvode Polkan), Olesya Petrova/Agnes Zwierko* (Amelfa), Barry Banks/Alexander Kravets* (L’Astrologue), Sara Blanch (Coq d’or)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Laurent Pelly (mise en scène et costumes), Barbara de Limburg (décors), Lionel Hoche (chorégraphie), Joël Adam (lumières)


(© Javier del Real)


Cette mise en scène du Coq d’or (La Monnaie de Bruxelles en 2016, coproduction avec le Teatro Real de Madrid, reprise à Nancy cette année) a déjà fait l’objet d’un compte rendu dans ConcertoNet. On n’insistera pas sur l’adresse de Laurent Pelly et Barbara de Limburg dans leur définition théâtrale de cet opéra (visuelle, de mouvements, d’humour grinçant), dans le contraste entre l’éclat apparent de la musique et l’obscurité manifeste et délibérée du dessin scénique, dans le choix onirique de Pelly – rêve ou cauchemar ou projection du tsar qui se perd en menant son peuple à la perdition. Mais on peut affirmer le succès sans faille de cette proposition théâtrale et lyrique pour le public du Teatro Real, très reconnaissant des atouts de la seconde partie de la saison finissante (les formidables Billy Budd, Rodelinda et Bomarzo). Et faire un commentaire consacré au sens du Coq d’or et à une distribution d’un niveau très élevé et un peu différente de celle de Bruxelles. Les voix typiques de l’école russe y sont représentées. Mais avec les très importantes nuances qu’on verra.


L’écrivain Michel Tournier remarquait souvent l’opposition, en art, entre célébration et dénigrement. En suivant sa théorie, on peut dire que Kitège est la célébration, tandis que Le Coq est le dénigrement. Kitège est la stylisation de l’héroïque, l’idéal, la défaite devenue un triomphe, le miracle. Le Coq est la stylisation, tournée en dérision, en farce, de tout l’héritage des mythes, ou peut-être des lieux communs, du roman, l’opéra russes, de l’imaginaire russes du XIXe siècle, comme la musique «authentiquement nationale» ou le thème incontournable de la pauvre Russie toujours envahie par ses voisins, avec ses bogatyrs et le «bon peuple russe». Mais Le Coq invite les musiques de l’ennemi, du voisin exotique et redoutable, pas comme chez Glinka et ses polonaises anti-polonaises, pas comme Borodine et ses chansons et danses polovtsiennes, anecdotiques, vraiment bizarres après une défaite sanglante comme celle de l’armée d’Igor (tout comme la danse des esclaves perses devant Khovansky après l’exécution de ses soldats). La musique du voisin joue un rôle inquiétant et d’une beauté immédiate, pas trop compliqué; et, en même temps, la musique traditionnelle de célébration russe tourne en caricature de l’obsolescent.


Entre 1836 et 1909, les dates des premières d’Une vie pour le tsar (Glinka) et du Coq d’or (Rimski-Korsakov), on peut suivre l’itinéraire d’un grand échec. Si Glinka avait essayé de conclure une sorte de contrat avec les Romanov (l’intelligentsia musicale voulait se mettre au service du monarque légitime et l’aider), Rimski marque la fin de cet espoir, bafoué pendant ces soixante-dix ans par la cour, par la plupart de la noblesse (servile, comme tout est servile dans le pays), à moitié compris par une société civile n’arrivant jamais à son âge mûr. Et le peuple! On a l’impression que le peuple héroïque de l’opéra consacré à Ivan Soussanine veut être citoyen: un clin d’œil au plus répugnant des tsars d’une famille guère exemplaire, Nicolas Ier, mais celui-ci n’a pas voulu comprendre. Le deuxième opéra de Glinka, Rouslan et Ludmila, a été dédaigné par le tsar et la famille royale. Le peuple du Coq d’or est d’âme aussi misérable que le tsar Dodon, les deux tsarévitchs, le commandant. Un peuple servile plus de quarante ans après l’abolition du servage. Les choses ont beaucoup changé en soixante-dix ans. Au temps de Soussanine, il y avait la Sainte Alliance, on pouvait faire tuer Pouchkine en secret, et il n’y avait pas de slavophiles, d’occidentalistes, de narodniki, de nihilistes, de terrorisme.


A l’époque du dernier opéra de Rimski, le système s’effondre. Ce n’est pas fatalement la révolution bolchévique, mais il fallait un changement aussi profond dont le nom aurait été, certainement, «révolution». Toutes les classes y étaient engagées, y compris des aristocrates de la cour, y compris les musiciens, jusqu’alors peu politisés, ou plutôt un peu réacs (Moussorgski, les derniers décennies du très vieux Balakirev). Le nationalisme russe en musique (guère défini, guère définissable malgré les oreilles férues d’orientalisme russe de la critique occidentale) arrivait à sa fin, lui aussi. Si Rimski avait fait sa grande célébration nationale avec La Légende de la Cité invisible de Kitège et de la vierge Févronia, il fait sa grande satire, pleine d’un humour plutôt sinistre (mais c’est de l’humour, malgré tout) du nationalisme du Groupe des Cinq (il en était un), de l’héritage de Glinka, du peuple de la seconde version de Boris Godounov (révolutionnaire à Kromy, 1872; passif au Prologue et devant Saint-Basile, 1869). Le pacte tenté avec le pouvoir n’est plus possible (guerre honteusement perdu en 1905, répression devant le palais d’Hiver, règne de l’Okhrana, version actualisée de l’Opritchinnia d’Ivan le Terrible, avant-garde de la Tchéka active dès la fin de 1917). Rimski ne vit pas la première de son opéra (1909), interdit pendant quelque temps, puis finalement autorisé avec des coupures qu’il n’avait pas acceptées de son vivant.


Mais, après tout, Le Coq d’or est un conte. Un conte de fées sans fées, mais avec une espèce de sorcière ensorceleuse, séductrice. C’est un conte en vers de Pouchkine, inspiré lui-même par un des Contes de l’Alhambra de Washington Irving. L’adaptation pour l’opéra développe quelques épisodes et situations, dessine des caractères que le conte ne fait que suggérer. Le tsar qui dort (ligne de basse parfois profonde, dans la tradition des tsars, mais sans leur dignité; ici la tessiture est basse comme les égouts de sa conscience et la profondeur de son sommeil, peut-être aussi de ses rêves); ses fils qui feignent être des héros: des lignes qui remontent au héros jeune de Glinka, Bogdan, l’amoureux d’Antonida, fille de Soussanine; Rimski se moque d’eux dans ses évocations de ce chant-là). Bogdan était le premier rôle de ténor lyrique avec un caractère parfois semi-héroïque, si différencié du ténor léger habituel en Russie et hérité la tradition italienne, jamais renié par Glinka et réaffirmé, par exemple, par Stravinski. Ce ténor léger peut nous mener à Lenski, mais aussi à l’Innocent de Boris Godunov... et à l’Astrologue du Coq d’or mais aussi au Pêcheur du Rossignol. Une voix un peu irréelle, éthérée, d’ange ou d’eunuque (l’Astrologue est un savant eunuque dans le conte de Pouchkine). Une voix – il faut le dire – qui n’existe plus à notre époque, le ténor altino. C’est pour cela que des rôles comme celui de l’Innocent sont chantés aujourd’hui «d’une autre façon», et cette sorte de «saint bête» requiert une voix telle que celle qu’on a évoquée, tout comme l’Astrologue, qui n’est pas un saint, qui n’est pas bête, mais qui partage le manque de rapport avec la terre que le pauvre Innocent bafoué devant Saint-Basile.


Rimski ne pouvait pas manquer le baryton-basse, suivant du héros, ici un héros ridicule et un suivant risible. Et, surtout, il ne pouvait pas manquer la nania, un personnage qui n’existe pas dans le conte, mais qui est omniprésent dans la littérature russe du XIXe siècle; la nania élevait les enfants des parents des classes sociales les plus élevées, trop occupés, trop absents, et cette circonstance n’est pas sans conséquences politiques. Elles n’étaient pas toujours étrangères (les institutrices anglaises de Nabokov, les Françaises du fils d’Anna Karénine), elles jouaient souvent le rôle des mères dévouées, comme Amelfa dans notre Coq d’or: source du peuple, de ses langues, ses légendes. Toujours une voix de contralto dans les opéras russes; une voix aussi presque disparue dans l’émail, la couleur et la trame épaisse, charnelle, des voix russes féminines graves d’antan.


Mais les thèmes russes, on l’a vu, sont aussi objet de dérision, tandis que d’autres thèmes plus orientaux, du convoité et redouté Caucase, sensuels et exotiques pour l’époque et le public du début du siècle en Russie, dominent, comme s’ils l’emportaient dans la «lutte musicale», prolongement et symbole de la guerre et de la séduction (la même chose?) de la tsarine de Chemakha et de la drôle de résistance du royaume du tsar Dodon.


La grande héroïne de l’opéra, la Tsarine de Chemakha, n’apparaît qu’au deuxième acte. On a entendu la première des deux distributions, et il s’agit de la même voix qu’à Bruxelles, la voix étincelante, agile, légère, virtuose de Venera Gimadieva (Nina Manasyan, qui faisait partie de la seconde distribution bruxelloise, est également à l’affiche). Mais le tsar Dodon revient à une autre voix russophone, Dmitry Ulyanov, à la présence imposante, qui serait idéal pour un autre tsar, moine ou bogatyr, mais qui est aussi très convaincant dans son rôle de pantin risible, une voix dont la dignité de principe tourne à la caricature demandée par la partition: un grand succès pour une basse de la grande tradition russe et qui a chanté des rôles comme Ivan Khovansky, le prince Grémine, Don Giovanni, Philippe II... Très efficaces dans leur héroïsme de farce grinçante, les deux tsarévitchs, le ténor Sergei Skorokhodov et le baryton Alexey Lavrov, très conscients de la dimension parodique de leur rôles à l’égard de la tradition des musiques russes, encore très vivante au début du siècle. Alexander Vinogradov, très efficace aussi, est une voix de basse qu’on attend dans d’autres rôles plus complexes; il est plus jeune qu’Ulyanov et il a un répertoire similaire. Agnes Zwierko et Alexander Kravets (ils étaient tous les deux à Bruxelles) chantent des rôles dont l’apanage a disparu, mais Zwierko se montre vocalement et dramatiquement à son meilleur pour le rôle burlesque et tendre de la nania et Kravets fait les efforts que d’autres collègues n’ont pas pu (ou n’ont pas voulu) faire pour trouver la couleur et la légèreté énigmatique de la voix d’un ténor altino, même s’il lui faut parfois recourir à l’aide du falsetto. Sara Blanch, soprano lyrique légère chantant depuis la fosse pendant qu’une comédienne jouait le rôle sur scène, a offert sa belle voix au Coq, et on attend aussi d’autres prestations opératiques de cette très jeune mozartienne, qui, par moments, a montré la bonne santé de son aigu.


L’orchestre a montré ses progrès sous la baguette d’Ivor Bolton, le grand chef d’opéra, doté d’un répertoire vaste et varié, riche de toutes les époques. Est-il possible de décrire la prestation d’un grand maestro dans un opéra pas spécialement difficile, mais aussi spécialement riche en couleurs différentes, en phrases inhabituelles, en ornements et en clins d’œil musicaux? Son Coq est plein de la couleur que la partition exige, de sa raillerie, de ses mystères aussi.


Le succès a été incontestable. Ce n’était pas tout à fait une nouveauté à Madrid, mais la dernière représentation du Coq d’or remontait aux années 1970, quand les troupes russes du Bolchoï, du Kirov ou autres étaient en tournée dans les pays occidentaux. C’était à l’époque où le Teatro Real était une salle de concerts et le relativement petit Teatro de la Zarzuela accueillait une aussi petite saison d’opéra. Avec le Kitège de Barcelone (la courageuse production de Tcherniakov) et ce Coq d’or de Madrid, les lyricophiles en Espagne se sont un peu rattrapés avec le meilleur Rimski-Korsakov, le compositeur de quinze opéras.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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