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L’écoute intérieure

Strasbourg
Palais de la Musique
02/09/2017 -  et 10 (Strasbourg), 12 (Friedrichshafen), 14 (Basel), 15 (Düsseldorf) février 2017
Hector Berlioz : Ouverture Le Corsaire, opus 21
Edvard Grieg : Concerto pour piano en la mineur, opus 16
Robert Schumann : Symphonie n° 3 en mi bémol majeur, opus 97, «Rhénane»

Nobuyuki Tsujii (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)


N. Tsujii


L’Orchestre philharmonique de Strasbourg sort tout juste d’un séjour prolongé en fosse, pendant tout le mois de janvier 2017, à accompagner les danseurs du ballet d’Uwe Scholz Le Rouge et le noir, pendant à chaque fois plus de deux heures de musiques de Berlioz juxtaposées. C’est dire s’il connaît maintenant bien ce compositeur, jusqu’à une forme de relative satiété. Enchaîner de suite avec l’ouverture Le Corsaire, mais cette fois dans les conditions plus normales d’un concert, remet quand même utilement les pendules à l’heure, ce qu’obtient Marko Letonja n’ayant plus guère de rapport avec les exécutions placides que l’on pouvait entendre à l’Opéra du Rhin. La partition défile à toute allure, les traits en cascades s’enchaînent avec brio et les fanfares sont assumées par les cuivres avec une cohésion ostensiblement rassurante. Belle entrée en matière, pour ce programme dont ce sera la seule touche française, alors qu’il est pourtant destiné aussi à une tournée de quelques jours en Suisse et en Allemagne, à l’issue de ces deux concerts strasbourgeois.


Choisir la Troisième Symphonie de Schumann comme pièce de résistance n’est d’ailleurs pas loin d’un pari dans ce contexte. D’abord parce qu’il ne s’agit pas là du répertoire d’élection de l’orchestre, et aussi du fait l’instrumentation particulière de l’œuvre, dont on ne sait toujours pas (autant d’avis positifs que négatifs coexistent sur la question) si elle est ouvertement visionnaire ou simplement et définitivement maladroite. Il faut un phalange extrêmement soudée et aussi individuellement infaillible pour espérer triompher de cette matière orchestrale très dense, que même l’avis musicologique cité dans le programme qualifie de «monde sonore où les voix s’entremêlent et les timbres coagulent» (sic). Marko Letonja dirige cette première exécution de la série avec des idées bien arrêtées en matière de tempi et de rebonds rythmiques, mais doit composer avec un pupitre de cinq cors aux prises avec une écriture dangereuse et qui ne réussissent à éviter les couacs qu’au prix d’une prudence de tous les instants. L’impression de poids mort dans ce secteur alourdit notablement l’élan du Lebhaft initial, de même que le très attendu Feierlich central paraît manquer d’aération, avec une sorte de surenchère en basses fréquences qui englue le tout dans un ciment compact. Mais ce n’est là qu’une première tentative, qui peut-être se bonifiera ensuite.


Immense surprise avec le jeune pianiste japonais Nobuyuki Tsujii, 28 ans, qui a remporté en 2009 un prestigieux premier prix au concours Van Cliburn, et dont on n’avait pu croiser jusqu’ici que quelques disques noyés dans la surproduction ambiante, auxquels on n’avait prêté aucune attention. Le choc créé par l’arrivée sur scène, au bras du chef d’orchestre, de cet aveugle de naissance, de surcroît tout petit et courbé, voire animé de mouvements automatiques et désordonnés, crée immédiatement un intense sentiment d’attente. Sitôt assis sur son tabouret, l’interprète prend la mesure de l’espace, touche furtivement différentes octaves de l’instrument pour assurer ses repères, puis se lance dans les grands accords initiaux du Concerto de Grieg avec une une vigueur énorme. Il suffit de quelques traits pour que le phénomène devienne fascinant, tant la précision des doigts sur toute l’étendue du clavier tient du prodige. Le jeu instrumental tourne à l’univers purement mental, la déconnexion totale des mains de toute anticipation visuelle leur assurant une indépendance totale. On a vraiment l’impression d’un cerveau à l’œuvre face à une problématique complètement virtuelle, à la manière du Joueur d’échecs de la nouvelle de Stefan Zweig, capable de rejouer dans sa tête n’importe laquelle des plus grandes parties de l’histoire, fût-ce à l’envers. L’espace du clavier devient effectivement une sorte d’échiquier millimétré, mais où dès lors tous les coups deviennent permis, y compris même des mises à plat que se refuserait un interprète normal, prisonnier d’une certaine logique liée aux contraintes géographiques des déplacements des mains.


En fermant les yeux, toutefois, on retrouve une exécution de haut vol, d’une fine sensibilité, dotée d’une riche palette de nuances assortie d’un jeu de pédale judicieusement dosé. Une véritable affinité avec ce répertoire romantique se dégage, même si on peut la trouver au premier degré et douter qu’elle puisse, du moins à ce stade de maturité, triompher aussi de pièces plus exigeantes en facultés de construction. En l’état, déjà, cette performance irradie une sorte d’aura miraculeuse, encore plus flagrante quand l’auditeur passe régulièrement d’une perception visuelle (où les constantes oscillations du corps de l’interprète peuvent déranger) à l’abstraction d’une écoute plus intérieure. Avec un enthousiasme d’une ferveur naïve bien américaine, le pianiste Van Cliburn, affirmait, dans une interview donnée en novembre 2011 après un concert de Nobuyuki Tsujii au Carnegie Hall «Comme c’est excitant d’entendre ce brillant, très talentueux et fabuleux pianiste. Vous sentez la présence de Dieu dans la salle lorsqu’il joue. Son âme est si pure. Sa musique est si merveilleuse; elle rejoint l’infini, au plus haut des cieux.»

Il y a effectivement, confusément, une aura de cet ordre dans une prestation pareille, et c’est bien ce que le public, manifestement bouleversé à l’issue, exprime par des applaudissements d’une vigueur particulière. Deux bis, une pièce de Sibelius, d’un romantisme un peu délavé («Le Sapin», opus 75 n° 5), et ensuite une foudroyante «Campanella» de Liszt, à la fois athlétique et cristalline, en net progrès, cela dit, par rapport aux témoignages du même pianiste dans cette œuvre de parade il y a quelques années à peine (on peut les dénicher sur la toile, au moins pour se faire une première idée). Etonnants moments, qui en laissent peut-être présager d’autres, plus intenses, si ce pianiste encore tout jeune parvient à mûrir davantage.



Laurent Barthel

 

 

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