Back
Une expérience iconoclaste Montpellier Opéra Comédie 12/11/2016 - et 13*, 14, 15, 16, 17, 18 décembre 2016 La Soupe Pop Grégory Cartelier (Bénévole Poivre), Jean-Luc Daltrozzo (Figurant Garde), Alexandre Heiser-Dauphin (Laurence), Matĕj Hofmann (Tony), Miloud Khetib (Le Ministre), Mehdi Lassoued (Nadir), Sebastien Lentheric (Mireille), Sandra Maurel (Lisa), Amadou Mbaye (Serge), Jean-Claude Pacull (Robert), Véronique Parize (Maria), Flavio Polizzy (Gérard), Anne Raynaud (Nadine), Julien Testard (Le Belge)
Chœur Opéra national Montpellier Languedoc-Roussillon, Noëlle Gény (chef de chœur), The Tiger Lillies: Martyn Jacques (composition, chant, accordéon), Adrian Scout (contrebasse, chant, scie musicale), Jonas Golland (batterie, percussions), Reinhardt Wagner, Matthieu Roy (arrangements musicaux pour chœur mixte)
Marie-Eve Signeyrole (conception, livret et mise en scène), Simon Hatab (dramaturgie), Fabien Teigné (scénographie), Yashi (costumes), Philippe Berthomé (lumières)
(© Marc Ginot)
En rupture bienvenue avec le bourgeois contentement qui s’affiche dans la programmation légère obligée des fêtes de fin d’année, dont il serait malvenu de perturber la digestion de l’opulence, Valérie Chevalier a commandé à Marie-Eve Signeyrole, en résidence à l’Opéra de Montpellier – où elle a déjà donné au printemps dernier le doublé Royal Palace/Tabarro –, une production déchirant le réglementaire voile de bonheur protégé par les rituels consuméristes. Partie d’une expérience dans les soupes populaires, où à sa demande de participer en tant que bénévole, on ne lui a laissé que la place d’observatrice, La Soupe Pop invite à une plongée dans les marges oubliées et méprisées de la société: par un dispositif scénographique – ordonné par Fabien Teigné – bousculant les codes établis, le public est immergé au cœur du spectacle, assis devant des tables avec un bol de potage au milieu des interprètes sur le plateau, qui, pour l’occasion, annexe le parterre de l’Opéra Comédie, brisant ainsi les frontières usuelles entre spectateur et acteurs, entre fiction théâtrale et réalité de l’industrie culturelle.
Le trouble se fait d’autant plus prégnant que le matériau des dialogues est directement puisé dans les échanges bruts que Marie-Eve Signeyrole et son dramaturge Simon Hatab ont recueillis au cours de leurs veillées. Sans verser dans un misérabilisme univoque, les premières scènes ne ménagent guère la sensiblerie: la crudité du dénuement et de la violence de la rue interpelle sans filtre, aux confins d’un certain malaise, qui se dilue au fil de la progression des intrigues, jouant habilement d’une temporalité floue, sinon estompée par les fantasmes et les mensonges des protagonistes pour leur rendre le réel supportable. Dynamisé par un humour qui finit par éclore au cœur du sordide et de la détresse, le propos rejoint en fin de compte l’essence même du théâtre: créer l’illusion et le faux pour mettre en lumière une réalité que l’accoutumance finit par faire oublier et en révéler des ressorts inattendus – l’abnégation du bénévole perd de sa gratuité évidente. Shakespeare n’est pas cité en vain, et la fragilité de ces destinées renvoie à la nôtre, illusoirement protégée par un statut social vite labile. Parmi les tranches de vie qui se bousculent au fil de la soirée, la déchéance du ministre – Miloud Khetib, admirable de désabusement – où l’on peut lire les allusions aux différentes affaires qui ont émaillé l’actualité récente, sans pour autant céder à la facilité chansonnière sinon boulevardière, condense les réflexions d’un Macbeth, ou d’un Hamlet.
Dans la galerie d’interprètes, on retiendra également le Nadir de Mehdi Lassoued, au cœur avide d’amour, ou encore la performance du transgenre Mireille, dévolue à Sebastien Lentheric. Les femmes ne sont pas épargnées par la misère – voire la mort, quand un amant de passage assassine – que l’on voit en ombres projetées sur le balcon: elles se nomment Lisa, Maria ou Nadine (respectivement Sandra Maurel, Véronique Parize et Anne Raynaud). Prêtre et enseignant défroqués, Africain refoulé par la méfiance migratoire, Belge – Julien Testard – citerons-nous encore; Laurence, Tony, Serge, Robert, Gérard: Alexandre Heiser-Dauphin, Matĕj Hofmann, Amadou Mbaye, Jean-Claude Pacull, Flavio Polizy donnent vie à ces écorchés de l’existence, sous le regard de Grégory Cartelier, bénévole Poivre et autres gardes censés réconforter autant que canaliser ces âmes errantes.
La partie musicale, qui se mêle avec une fluidité manifeste aux dialogues, est assurée par les Tiger Lillies, un célèbre trio britannique dans la veine du cabaret musical de Weill et Brecht qui ne se refuse pas quelques références à Edith Piaf. Avec son étrange voix de fausset et son accordéon, Martyn Jacques restitue la dérision désespérée de ses chansons, accompagné par Adrian Scout à la contrebasse et à la scie, et Jonas Golland, pour la partie percussive.
D’aucuns pourraient discuter l’opportunité d’un tel spectacle éloigné des canons consacrés à l’opéra. Ce serait négliger l’implication des chœurs préparés par Noëlle Gény: les arrangements de Reinhardt Wagner et Matthieu Roy dissolvent les clivages entre des répertoires généralement considérés comme hermétiques, et donnent raison à l’initiative de Valérie Chevalier d’embarquer des forces vives de sa maison dans une aventure iconoclaste moins marginale qu’il n’y paraît.
Gilles Charlassier
|