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Jeux de perspective

Baden-Baden
Festspielhaus
11/10/2016 -  et 12 novembre 2016
Vincenzo Bellini : Norma
Cecila Bartoli (Norma), Rebeca Olvera (Adalgisa), Norman Reinhardt (Pollione), Peter Kálmán (Oroveso), Liliana Nikiteanu (Clotilde), Reinaldo Macias (Flavio)
Coro della Radiotelevisione svizzera, I Barocchisti, Gianluca Capuano (direction)
Patrice Caurier et Moshe Leiser (mise en scène), Christian Fenouillat (décor), Agostino Cavalca (costumes), Christophe Forey (lumières)


(© Vincent Pontet)


Que faire, quand on est une diva renommée qui a envie de s’essayer à chanter Norma? Alors que même l’âge de la maturité vocale venu, on n’a toujours pas vraiment le format du rôle ? Soit on renonce, soit on s’arrange pour réduire les dimensions du cadre, jusqu’à ce que le rapport de proportions redevienne acceptable. C'était l’artifice testé par Cecilia Bartoli au Festival de Pentecôte à Salzbourg il y a deux ans, et si l’on en juge par le succès que remporte partout cette production particulière, fréquemment exportée depuis (voir ici), le stratagème marche bien. Et même dans une aussi vaste salle que le Festspielhaus de Baden-Baden, rempli à craquer, l’illusion continue à fonctionner à la perfection.


Pour l’entretenir, il faut d’abord un orchestre fondamentalement discret. C’est chose faite avec l’ensemble I Barocchisti, dont le petit format ne fait pas grand bruit, a fortiori enfoui comme il l’est ici dans une fosse spécialement réaménagée, profonde et étroite, qui prend des allures d’abîme bayreuthien. Plus rien de clinquant ni même de vraiment sonore ne subsiste, encore que cette pâte orchestrale, déroutante de prime abord par ses couleurs délibérément mates voire étouffées, conserve une belle plasticité sous la direction pourtant volontiers expéditive de Gianluca Capuana. On ne sait trop comment ce jeune chef italien spécifiquement spécialisé dans la musique chorale baroque parvient à faire ressortir quelques détails stratégiques de ce tapis totalement fondu et parcouru à grande vitesse, mais quand il s’agit de faire décoller à bon escient la cantilène bellinienne, force est de constater que les balises sont quand même bien présentes aux bons endroits, ce qui est déjà en soi une performance remarquable.


Toujours pour biaiser les proportions, il faut une distribution vocale relativement fluette, qui misera davantage sur le raffinement de la ligne, quitte à l’anémier quelque peu, que sur un chant claironnant. Et de toute façon, face une Norma à la voix notoirement grave et sombre, il vaut mieux distribuer un vrai soprano en Adalgise. Résultat de l’équation pour ce dernier rôle : la toute petite et ravissante Rebeca Olvera, qui possède au mieux les moyens d’une Despina de Così fan tutte ou d’une Ännchen dans Der Freischütz. C’est très joli, et totalement sous-dimensionné. Même nécessité de raboter tout relief pour Pollione, non plus un militaire romain à l’émission de bronze mais un jeune homme policé, bien sous tous rapports, au chant agréablement fluide et dépourvu d’aspérités gênantes : Norman Reinhardt, un ténor de demi-caractère, mais qui effectivement chante avec beaucoup d’honnêteté, sans essayer de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. On se demande en revanche sur quels critères on a pu engager Peter Kálmán, dont la voix caverneuse et instable fait peut-être illusion chez Rossini ou Mozart, mais certainement pas dans le bref rôle d’Oroveso, où il faut vraiment marquer son territoire avec une autorité moins vacillante.


Même le décor de Christian Fenouillat est favorable aux voix, avec ses espaces clos qui renvoient bien le son et rapprochent les chanteurs de la rampe. C’est d’ailleurs aussi grâce à ce dispositif très réussi, en dépit de son apparente banalité, que la production de Moshe Leiser et Patrice Caurier reste défendable. Un hall d’école primaire de la République, quelque part en France profonde, avec des portes un peu partout pour accéder aux salles de classe, des fenêtres à l’arrière qui donnent sur une cour baignée de soleil : l’ambiance est très cinématographique, dans la lignée d’Au revoir les enfants ou de La Guerre des boutons. C’est juste assez fonctionnel pour ménager de bons espaces de jeu et des possibilités diversifiées d’entrées et de sorties, et puis les couleurs et les éclairages sont élégants et soignés. De quoi mieux faire passer une transposition d’époque qui ne va pas de soi : échanger une gaule druidique, où l’on cueille du gui sous la lune, contre l’occupation allemande, certes de la même terre gallique mais pendant le second conflit mondial, pose beaucoup de problèmes. De vraisemblance surtout, voire de contresens flagrant par rapport au texte qui défile en surtitrage, même si on y gagne le confort patent de costumes qui évitent l’ornière du ridicule. Malheureusement on échange aussi la puissance du mythe contre un néo-réalisme cinématographique habilement cadré mais fortement réducteur. La soirée se passe sans dommage mais ne passionne jamais scéniquement, sauf quand le resserrement sur les moments d’intimité autorise un jeu théâtral dont l’intensité devient effectivement intemporelle.


A ce régime-là c’est évidemment la Norma de Cecilia Bartoli qui sort grande triomphatrice de la manœuvre. Le rôle est investi jusqu’à son plus infime détail et chaque geste semble calibré en fonction des nuances les plus subtiles du chant. Beaucoup de présence, un choix de couleurs vocales extrêmement diversifié, une virtuosité qui reste à l’épreuve de tous les pièges d’une écriture très tendue... tout cela ne fait pas, dans l’absolu, une Norma souveraine, mais dresse un portrait attachant et crédible. D’autant plus étonnamment convaincant qu'autour d’elle rien ne tient constamment la route dans ce projet bancal.


C’est bien la soirée de tous les paradoxes : en rien une Norma d’acception courante - ni les ingrédients n’y la grande manière n’y sont - et pourtant la vision la plus cohérente et la mieux défendue à laquelle on ait jamais pu assister de cet ouvrage impossible. De quoi nous convaincre, enfin, que Norma est un chef-d’œuvre incontournable, même si tellement hérissé de difficultés que s’y confronter suppose beaucoup de courage. Voire, ce qui a été le cas ici, énormément d’intelligence et de préméditation.



Laurent Barthel

 

 

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