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Schönberg est bien vivant Paris Philharmonie 1 04/19/2016 - Arnold Schoenberg : Gurre-Lieder Andreas Schager (Waldemar), Iréne Theorin (Tove), Sarah Connolly (Waldtaube), Jochen Schmeckenbecher (Bauer), Andreas Conrad (Klaus-Narr), Franz Mazura (récitant)
Prazský Filharmonický Sbor, Chœurs de l’Opéra national de Paris, José Luis Basso (chef des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Philippe Jordan (direction)
P. Jordan (© Jean-François Leclercq/Opéra national de Paris)
Moïse et Aaron en ouverture de saison, les Gurre-Lieder maintenant, accompagnés de divers concerts : c’est un peu l’année Schönberg à l’Opéra, même si la gigantesque partition vient d’être donnée à la Philharmonie, sans doute plus adaptée, et pas à Bastille. Passer de l’un à l’autre revient à remonter aux sources de l’inspiration du compositeur autrichien : lui-même ne voyait-il pas dans les Gurre-Lieder, où il recourt déjà au Sprechgesang, « la clé de tout son développement » ? La continuité tient aussi à la présence du même orchestre et du même chef. Philippe Jordan, de plus, prend le même parti : celui de la fluidité et du refus de la grandiloquence. Difficile de résister à la tentation : les Gurre-Lieder sont un Tristan et Isolde à la puissance dix, où tout sent la surenchère – l’effectif, l’harmonie, les parties vocales... Le chef de l’Opéra n’y succombe pas, quitte, dans la première partie, à sacrifier la tension dramatique à la continuité du durchkomponiert. Mais on y gagne sans doute en « mélodie de timbres » – Schoenberg n’a pas attendu la quatrième des ses Cinq pièces opus 16, pour l’expérimenter. C’est d’ailleurs ce que certains avaient reproché à son Moïse et Aaron. On pense à Schreker, créateur de l’œuvre en 1913. Mais cela change dès le Prélude orchestral à « La Voix d’un ramier », d’un lyrisme brûlant et contrôlé, avant que le chef ne lâche la bride dans les deux dernières parties, où les visions de cauchemar de la « Chasse sauvage » se muent en épopée des ténèbres.
Inspirés de Jacobsen, les Gurre-Lieder, sont l’histoire du roi Waldemar, de sa passion interdite et éperdue pour Tove dans le château de Gurre, de ses blasphèmes contre le Créateur après la mort de sa bien-aimée, de sa suicidaire chevauchée infernale avec ses vassaux. Un emploi impossible alors que le ténor doit affronter un tel orchestre, osciller entre le murmure extasié et le cri de douleur ou de révolte. Strauss, pourtant si cruel avec cette voix, semblerait presque facile à côté – Tristan à la puissance dix, toujours. Les meilleurs, les plus héroïques s’y sont époumonés avec plus ou moins de bonheur. Assez nasal de timbre, pas aussi Heldentenor qu’on le dit malgré ses Siegfried, Andreas Schager assure, évidemment à la peine dans les pages qui conduisent la voix au bord de la rupture, mais capable de nuances transies pour « Du wunderliche Tove ! ». Il suffit – si l’on peut dire – à Tove d’avoir le format d’une Isolde : Iréne Theorin le possède, voix puissante mais souple, phrasé fluide, aigu d’acier et médium charnu, éventail dynamique assez large pour offrir un « Du sendest mir einen Liebesblick » d’une incandescence raffinée.
Mais le moment le plus fort vient de la Voix du ramier : par la beauté du timbre, la conduite de la voix, l’émotion qu’elle éprouve et qu’elle dégage, Sarah Connolly est magnifique. Le paysan de Jochen Schmeckenbecher, en revanche, convainc plus par la nuance que par la puissance, où l’orchestre le couvre, alors qu’Andreas Conrad incarne un impeccable Bouffon, qui chante toutes ses notes. Cela devrait être plus souvent le cas, pour que le Sprechgesang reste l’apanage du Récitant. On attendait ici Brigitte Fassbaender : à 92 ans, le vétéran Franz Mazura, qui fut un mémorable Moïse, sauve la soirée. Le point faible du concert reste le chœur. Parce qu’il y en a deux, celui de Prague épaulant celui de l’Opéra ? Il faut en tout cas attendre un certain temps pour que cessent de patents décalages.
Didier van Moere
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