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«La création n’a jamais d’âge» (Jean-Guihen Queyras) Strasbourg Palais de la Musique 09/25/2015 - et 27* septembre, 1er* octobre 2015
25 septembre (Salle de la Bourse)
Philippe Manoury: Le temps, mode d’emploi, pour 2 pianos et informatique musicale (création française)
Andras Grau et Götz Schumacher (pianos), Experimentalstudio des SWR (réalisation informatique), José Miguel Fernández (régie informatique musicale)
27 septembre (Palais de la Musique)
John Adams : The Gospel According to the Other Mary
Patricia Bardon (Marie-Madeleine), Elisabeth DeShong (Marthe), Russell Thomas (Lazare), Dan Bubeck, Brian Cummings et Nathan Medley (contre-ténors)
Groot Omroepkoor, Radio Filharmonisch Orkest, Markus Stenz
1er octobre (Salle de la Bourse)
Pierre Boulez : Livre pour quatuor (révision 2011-2012) (extraits)
Alberto Posadas : Elogio de la sombra
Arnold Schoenberg : Quatuor à cordes n° 4, opus 37
Anton Webern : Fünf Sätze für Streichquartett, opus 5
Ludwig van Beethoven : Quatuor n° 13, opus 130, et Grande Fugue, opus 133
Quatuor Diotima: Yun-Peng Zhao, Constance Ronzatti (violon), Franck Chevallier (alto), Pierre Morlet (violoncelle)
(© G. Chauvin)
Pourquoi s’enfermer à écouter de la musique « contemporaine », a fortiori dans des lieux d’esthétique un peu déprimante, alors même que dehors les feux ensoleillés de l’automne alsacien sont si beaux ! A l’approche du Festival Musica on se pose chaque année cette même question. Et la réponse explique notre tropisme variable pour cette manifestation au demeurant essentielle.
Avouons-le aussi : trop de concerts monographiques dédiés à tel compositeur quadragénaire incontournable, voire de happenings musico-théâtraux conjuguant électro-acoustique et cri primal ont dissuadé par le passé nos velléités courageuses. Mais, tournons la page ! Le programme de l’édition 2015 nous a paru renouer avec un fil plus substantiel: de la matière, des noms sur lesquels on peut compter, des programmes proposant des mises en perspectives intéressantes. Acceptons-en en l’augure !
Edition équilibrée, donc, qui reste cependant, par ses horaires parfois peu pratiques et son accumulation sur une période limitée, difficile à suivre de façon exhaustive. On a préféré essayer de grappiller ici ou là quelques beaux moments représentatifs, avec en tout premier lieu l’intéressant concert à quatre pianistes donné au tout début, mais aussi l’essentielle Penthesilea de Pascal Dusapin, récupérée dans la programmation grâce à une toujours providentielle « coopération » avec l’Opéra du Rhin. Une des particularités de Musica est d’oser s’aventurer dans tous les formats, de la musique de chambre au symphonique, de l’opéra au ciné-concert, de la conférence au colloque, du projet collectif de plein-air au bal... A chacun dès lors de faire ses choix.
Pour ce qui est des lieux, pierre d’achoppement à Strasbourg où l’on trouve surtout du trop grand (le Palais des Congrès) ou du trop petit, le choix s’est beaucoup porté cette année sur la Salle de la Bourse, quadrilatère jaunâtre assez laid mais acoustiquement favorable. La construction d’une estrade en gradins pour la durée du festival permet de surcroît d’assister aux concerts dans des conditions de confort améliorées. Le problème restant la jauge de la salle, environ 400 places, ce qui peut laisser nombre de candidats auditeurs sur le carreau. Ce qui s’est produit par exemple pour le concert à quatre pianistes déjà cité, où pour l’intégrale des Suites pour violoncelle de Bach par Jean Guihen Queyras.
Bach à Musica ? Oui, mais pas tout seul. Avant chaque suite, en guise de prélude, figure une brève pièce contemporaine pour violoncelle destinée à mettre le monument en perspective. Ce type de programme à étages, aussi arbitraire puisse-t-il paraître, est l’une des plus anciennes clés de Musica, et on est heureux que la recette en paraisse retrouvée. Telle cette superbe soirée fleuve donnée par le Quatuor Diotima, en deux concerts successifs autour de larges extraits du Livre pour quatuor de Pierre Boulez, somptueusement encadrés. Première étape déjà copieuse avec le Quatrième Quatuor de Schoenberg et Elogio de la sombra, pièce bien structurée d’Alberto Posadas, jeu architectural de correspondances entre des gestes instrumentaux vigoureux et leurs ombres portées, plus ténues voire aux limites de l’audible. Ces 19 minutes là, captivantes, résistent bien à l’épreuve de la durée. Seconde étape plus ambitieuse encore, qui s’ouvre avec les Cinq pièces Opus 5 de Webern et se referme, après Boulez, par le Treizième Quatuor de Beethoven, Grande Fugue incluse. Le Quatuor Diotima se révèle mieux acclimaté à l’arbitraire poétique des éclats bouléziens qu’à la longueur des lignes beethovéniennes, de surcroît d’une justesse audiblement perfectible parfois, mais qu’importe. La juxtaposition de ces musiques à leur manière tout aussi exigeantes les unes que les autres révèle beaucoup de reliefs inédits. Une soirée longue et difficile, suivie dans un silence méritoire par un public réduit, manifestement séduit par l’expérience.
Présent toute l’année à la Cité de la Musique de Strasbourg, où il est professeur, Philippe Manoury est aussi l’une des personnalités agissantes de Musica. Le concert final de l’Académie de composition qu’il co-dirige avec l’allemand Hanspeter Kyburz tente de résumer une expérience pédagogique de haut niveau : une soixantaine de candidats, la possibilité pour dix d’entre eux de bénéficier d’un enseignement de haut niveau et de confrontations stimulantes, et enfin les œuvres de quatre de ces jeunes compositeurs sélectionnées pour être créés par les ensembles Accroche Note et Linea : Primavera de Michelle Agnes Magalhaes, Trio de Roberto Fausti, Junkyard étude I de Ricardo Eizirk et OPHELIA. Her heart is a clock de Amadeus Julian Regucera, lauréat de cette Académie.
Philippe Manoury se voit quant à lui réservé un concert de 18h30 plutôt exigeant : la création française de Le temps, mode d’emploi, par le duo de pianistes Andras Grau et Götz Schumacher. Dans le sillage du Mantra de Stockhausen cette pièce de près d’une heure explore la démultiplication sonore de deux pianos par l’électronique en temps réel, creusement progressif, perspectives de plus en plus complexes, variations infinies néanmoins sillonnées de temps à autre par des rémanences structurelles, repères qui évitent heureusement à l’auditeur une trop grande désorientation.
Très grand format enfin, dans la grande salle du Palais de la Musique, avec The Gospel According to the Other Mary de John Adams, donné strictement en version de concert, donc sans l’ébauche de mise en scène proposée par Peter Sellars lors la création. Encore un de ces énormes cocktails adamso-sellarsiens dont on peut priser diversement l’esthétique multicolore et faiblement alcoolisée. Cela dit, dans l’urgence du direct et grâce aux arguments probants d’une belle équipe d’interprètes (surtout un chœur et un orchestre qui surpassent nettement ceux qui ont enregistré la première exécution, sous la direction de Gustavo Dudamel) ce mastodonte à multiples niveaux de lecture avance de vrais arguments pour séduire, en particulier dans sa seconde partie, plus homogène, mieux tendue dramatiquement et surtout moins prodigue en sirop. La traditionnelle embardée « Broadway », désormais coutumière au compositeur dans ce type d’œuvre, est réservée à l’air de Lazare, énorme clin d’œil kitch qui couronne une première partie plus verbeuse et délayée. En tout cas, ma voisine, tout à coup très loquace à la fin de l’entracte, semble conquise : « Je ne vais pas souvent à Musica, mais que c’est bien ce soir ! Il se passe plein de belles choses à l’orchestre, et puis au moins c’est un concert de musique moderne qui ne donne pas envie de partir au bout de dix minutes ».
Vu comme ça, évidemment...
Laurent Barthel
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