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Devereux réclame sa place

Madrid
Teatro Real
09/22/2015 -  et 24, 25, 27*, 28, 30 septembre, 1er, 3*, 4, 7, 8 octobre 2015
Gaetano Gonizetti: Roberto Devereux
Mariella Devia/Maria Pia Piscitelli (Regina Elisabetta), Gregory Kunde/Ismael Jordi (Robert Devereux, comte d’Essex), Marco Caria/Alessandro Luongo (Le duc de Nottingham), Silvia Tro Santafé/Veronica Simeoni (Sara, duchesse de Nottingham), Juan Antonio Sanabria (Lord Guglielmo Cecil), Andrea Mastroni (Sir Gualtiero Raleigh), Sebastián Covarrubias (Un page), Koba Sardalashvili (Un serviteur)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Bruno Campanella/Andriy Yurkevych (direction musicale)
Alessandro Talevi (mise en scène), Madeleine Boyd (décors et costumes), Matthew Haskins (lumières), Maxine Braham (chorégraphie)


M. Devia (© Javier del Real/Teatro Real)


Roberto Devereux, un des chefs-d’œuvre de Donizetti, n’a pas eu le succès de Lucia di Lammermoor ou des opéras «Tudor» du compositeur, comme Anna Bolena ou Maria Stuarda. Il n’est pas du tout inconnu, mais il semble que son temps soit enfin arrivé. Ce n’est pas une œuvre où les airs sont l’opéra; ici, l’opéra se sert des arias et des ensembles comme progression dramatique, avec une économie qui renforce le processus tout à fait théâtral. Le respect de l’Histoire n’a rien à voir avec la version de Cammarano et Donizetti. L’intrigue politique présente dans la pièce qui a inspiré les deux artistes (celle de François Ancelot, 1829) n’est que suggérée dans Roberto Devereux. Quatre personnages accaparent l’intrigue, l’action commence quand la crise a éclaté, la catastrophe est annoncée dès le début. Mais la catastrophe nous réserve une surprise avec le bouleversement, l’effondrement personnel et politique du principal personnage féminin, la reine Elisabeth, Elisabetta. On se rend compte plus tard, à la fin, que toute l’action nous mène vers cette espèce de folie de la reine, que la catastrophe n’est pas l’exécution du comte d’Essex, Robert, mais la prise de conscience, menant à la folie, de cette autocrate entourée par un parlement et une cour. Elisabetta frôle les «scènes de folie féminine» bien connues: Lucia, justement, mais aussi Marie (Mazeppa) ou Lady Macbeth. La vie de Donizetti était alors placée sous le signe du malheur, en raison de la mort de ses enfants, mais il faut résister aux explications trop faciles, trop répétées, un automatisme qui dissimule souvent un piège.


Le mélange des passions, avec le pouvoir sans limites, est typique du mélodrame italien. Ici, la reine se laisse aller par sa passion de femme âgée vers un aristocrate dont les forfaits en Irlande le rendent suspect de trahison et de conspiration. Mais, pour elle, la trahison est d’un autre acabit: c’est la trahison à son amour. Une intrigue comme celle-ci a inspiré des mises en scène où le code historique donne lieu à des icônes plus modernes, comme dans la production de Christof Loy à Munich (2005, avec Gruberova et Aronica, sous la direction musicale de Friedrich Haider). Mais c’est toujours le mélange de pouvoir et passion: la présumée trahison politique d’Essex sera blanchie si ce jeune aristocrate renonce à aimer une autre pour aimer la reine âgée. C’est-à-dire une de ces intrigues ayant un fond trop humain, et trivial aussi, pour avoir de la vraisemblance avec des personnages, des situations et des enjeux politiques aussi graves. La méchanceté des Tudor est quelque chose d’historique, de véritable, mais il ne faut pas mélanger les choses.


De toute façon, l’histoire d’Elisabeth et Essex a suscité beaucoup de littérature dramatique, narrative et filmique, depuis la (peut-être) première des pièces théâtrales inspirées par l’affaire – El Conde de Sex, o dar la vida por su dama (d’Antonio Coello, créée à Madrid en 1633, très tôt – Essex fut exécuté en février 1601), une pièce que j’ai dans ma bibliothèque et qui n’a rien à voir avec Cammarano et Donizetti – jusqu’à Gloriana, de Britten, en passant par des films comme The Private Lives of Elisabeth and Essex (Michael Curtiz, 1939, avec Bette Davis et Errol Flynn). Mais si l’opéra de Donizetti a été créé en 1837, à Naples, il y avait une version plus récente, de Mercadante, texte d’un autre génie des livrets d’opéra, Felice Romani, le favori de Bellini, inspirée aussi d’Ancelot, et les rapports entre les deux livrets ne sont pas du tout négligeables. La vérité historique est trop compliquée pour qu’on tente d’éclaircir les choses. Il reste la fascination pour cette affaire, et parmi les productions artistiques les plus belles qu’elle a suscitées, nous avons, justement, Roberto Devereux, de Donizetti.


Les scènes espagnoles n’ont pas souvent mis à l’affiche Roberto Devereux, mais le Gran Teatre del Liceu de Barcelona a été depuis les années soixante, et durant les deux décennies suivantes, une sorte de temple de Donizetti. Et Roberto Devereux y a bénéficié d’une recréation inoubliable avec la voix de Montserrat Caballé. C’était l’époque où, pour reprendre une phrase d’un critique français, le Liceu était le temple du kitsch scénique (tout le contraire d’aujourd’hui) en même temps que les interprétations vocales y étaient très souvent insurpassables. Caballé a interprété souvent ce rôle un peu partout (avec Carreras, par exemple), et elle a influencé bon nombre de sopranos. Il convient de rappeler que le rôle avait été écrit par Donizetti pour une soprano dramatique, avec des vocalises et une grande agilité vocale, alors que Caballé est surtout soprano lyrique-légère, avec ses filatos incroyables, ses diminuendos, sa capacité à nuancer vers le piano: de nos jours, Dimitra Theodossiou a suivi cette tradition à sa manière personnelle et aussi insurpassable (Bergame, 2006, avec Massimiliano Pisapia, sous la direction de Marcello Rota et dans une mise en scène digne mais un peu trop conventionnelle). Après Caballé, Beverly Sills a chanté au New York City Opera les «trois reines» de Donizetti: Anna Bolena, Maria Stuarda et l’Elisabetta de Roberto Devereux – trop de graves pour une soprano si légère. Et le fair-play nous oblige à rappeler Leyla Gencer, considérée comme l’authentique héritière du rôle (on conserve un enregistrement audio, en public, sous la direction de Mario Rossi, Naples, 1964).



I. Jordi, M. P. Piscitelli (© Javier del Real/Teatro Real)


Deux distributions, deux chefs d’orchestre, une production.


D’abord, un mot sur la production d’Alessandro Talevi, déjà connue, coproduction avec l’Opéra du Pays de Galles (Cardiff). Une époque ancienne, mais pas historique. Une cour où la peur (voire la terreur) règne. Une reine araignée; le moment où l’araignée apparaît comme un char de combat, avec la reine dessus, est un des moments les plus spectaculaires mais c’est aussi une image trop évidente – le public est-il si limité qu’il faut tout expliciter? «Voici une araignée-reine, une veuve noire, avez-vous compris?» Mais la mise en scène est discrète, avec une direction d’acteurs adaptée aux exigences et capacités des deux distributions, avec une atmosphère de groupe terrorisé bien réussie, sans qu’il ait été nécessaire d’adapter l’iconographie des gangsters, un des concepts favoris de nos metteurs en scène remplis d’imagination.


Mariella Devia (Lucia, Gilda, Norma et les «trois reines», notamment celle-ci), insurpassable malgré le temps qui passe, adopte un choix vocal tout à fait différent de la tradition Caballé. Comme beaucoup de divas, elle se réserve pour la progression, spécialement pour la dernière scène, le moment formidable de l’œuvre et de l’interprète. Ses arias et ses ensembles rendent magiques les situations théâtrales et lyriques, dans des moments si différents que ses confidences à Sara – la duchesse, sa rivale inattendue («A te svelai tutto il mio cor»), tout au début, quand Devia commence à se réserver, mais elle a de quoi dispenser du véritable belcanto dans ce début trop humain et déjà dessin du dépit, authentique moteur de l’action – ou le grand duo avec Roberto (Gregory Kunde) du premier acte. Son grand moment, certainement, est la scène finale («Quel sangue versato al cielo s’innalza»). Là, Devia, accompagnée par un orchestre en bonne forme et un maestro à la forte pulsation dramatique, avec un chœur offrant aussi un bon accompagnement, a fait monter la température du Teatro Real, déjà élevée depuis le début.


L’Américain Gregory Kunde n’est pas jeune non plus, et après une grave maladie, il est de retour avec un rôle entre le pur belcanto et les nuances héroïques des répertoires postérieurs. Kunde, grand verdien (Otello, Radamès, Don Alvaro, Arrigo, Riccardo...), résiste à Mariella Devia, et reste à son niveau, avec un point culminant, bien sûr, son «adieu à la vie» du troisième acte, dans la geôle de la Tour de Londres.


Le rôle de Sara, duchesse de Nottingham, est écrit pour un mezzo-soprano falcon, mais la Valencienne Silvia Tro Santafé a une voix de mezzo claire, transparente, et on vit une illusion: on se demande si elle n’est pas tout simplement soprano. Belcantiste, actrice, belle présence, elle a tout pour dominer ce rôle très souvent moins en vue que les autres. Elle montre sa grandeur dans les moments dramatiques, à savoir deux duos: avec Roberto, le lyrisme agité du deuxième tableau du premier acte; avec le duc au troisième acte, une tension insoutenable, résolue théâtralement par Talevi d’une façon peu convaincante, voire grossière. Silvia Tro Santafé, très rossinienne (Isabella, Rosina, Angelina), et en général très belcantiste, est une voix jeune pleine d’avenir.


Marco Caria est un baryton de bon goût mais sa prestation est ici relativement médiocre. Alessandro Luongo, dans l’autre distribution, a les mêmes défauts, avec un volume de voix assez pauvre.


Le 3 octobre, on est retourné voir Roberto Devereux, avec une autre distribution et un autre chef d’orchestre, Andriy Yurkevych, celui qui a dirigé cet opéra ici, au Teatro Real, il y a deux ans, en version de concert, avec Gruberova et José Bros. Un bon maestro, une distribution semblable – d’un niveau globalement un peu plus bas, mais pas trop –, mais en même temps une froideur de la part du public difficile à surmonter, n’atteignant à aucun moment le succès du 27 septembre. C’est étonnant, car Maria Pia Piscitelli, en Elisabetta, a un niveau presque identique à celui de Devia, et il semble qu’elle soit un soprano pour tous les genres de rôles: belcanto (Mozart, Rossini, Bellini, Donizetti), Verdi, Puccini... Ismael Jordi, bien connu en France, nous propose un Roberto tout à fait différent de celui de Kunde. Avec son aspect entre western et torero, un bel homme, une voix appropriée au belcanto, en particulier à Donizetti, il interprète un Essex plus jeune, plus charmeur, plus hâbleur, plus semblable, peut-être, au jeune arriviste historique de la cour d’Elisabeth. On peut comparer le monologue de la Tour de Londres des deux ténors, simplement pour se rendre compte des possibilités aussi diverses contenues dans un rôle si privilégié et flatteur – pour les ténors qui en ont les capacités, comme Kunde ou Jordi. La seconde Sara, l’Italienne Veronica Simeoni, supporte elle aussi la comparaison avec Silvia Tro Santafé dans ses deux moments critiques. Il faudrait peut-être évoquer cet air du début de l’opéra, «All’afflitto è dolce il pianto», dont la concision et la proximité du début empêchent le public d’applaudir sa difficulté – et cela est déjà une tradition, hélas Les deux mezzos auraient mérité des applaudissements à ce moment précis; d’ailleurs, l’action, dans des opéras comme celui-ci, est souvent interrompue pour récompenser les meilleurs moments des chanteurs; c’est du belcanto, voyons!


Il y a un cinquième rôle d’une certaine importance: le vilain, l’ennemi du héros, Lord Cecil, interprété avec élégance et sens musical par Juan Antonio Sanabria dans les deux distributions. Le chœur a une importance mineure, mais il a quand même une importance, et Máspero et son ensemble renouvellent leurs exploits habituels. D’ailleurs, Máspero connaît très bien cet opéra. On ne veut pas être injuste envers les maestros. Campanella a su dominer peut-être mieux son instrument; et Yurkevych a été plus accompagnateur, et aussi très respectueux des voix.


Le début de la saison a été triomphal le 27 septembre; et chaleureux, finalement, pas dès le début, et pas plus que cela, le 3 octobre.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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