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Terreur stalinienne à Monaco

Monaco
Monte-Carlo (Opéra)
04/24/2015 -  et 26*, 28 avril 2015
Dimitri Chostakovitch : Lady Macbeth de Mtsensk, opus 29
Nicola Beller Carbone (Katerina), Alexeï Tikhomirov (Boris), Misha Didyk (Sergueï), Ludovit Ludha (Zinovi), Carole Wilson (Aksinia), Alexandre Kravets (Le balourd miteux), Grigori Soloviov (Un serviteur, Un sergent, Un policier), Yuri Kissine (Le portier, Une sentinelle), Nikita Storojev (L’employé du moulin, L’inspecteur de police), Alexander Teliga (Le pope, Un vieux forçat), Vadim Zapletchni (Le cocher, Le nihiliste local), Maïram Sokolova (Sonietka)
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, Stefano Visconti (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, Jacques Lacombe (direction musicale)
Marcelo Lombardero (mise en scène), Diego Siliano (décors), Luciana Gutman (costumes), José Luis Fiorruccio (lumières)


N. Beller Carbone (© Alain Hanel/OMC)


Tragique destin que celui de cette Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch, chef-d’œuvre moderniste socialement engagé comme la plupart des opéras soviétiques de l’époque, célébrant l’émancipation féminine tout en dénonçant les excès capitalistes et le mépris des valeurs humaines d’une société de marchands repliée sur elle-même. En un mot, un opéra qui s’inscrit dans le bouillonnement de la période postrévolutionnaire sans anticiper la mise au pas culturelle que Staline s’apprêtait à imposer au régime au milieu des années 1930. Dès lors, le «petit père du peuple», scandalisé à l’issue d’une représentation, y dénonça pêle-mêle la modernité inaccessible et la «pornographie musicale» dans un article assassin qu’il dicta à la Pravda et dont le titre était, à lui seul, tout un programme: Le Chaos en musique. Du jour au lendemain, Chostakovitch fut déclaré «ennemi du peuple», dormit des années durant tout habillé avec une valise comportant ses effets personnels dans l’attente inéluctable d’une arrestation et ne dut son salut qu’à une repentance rapide et à son rôle de vitrine culturelle qu’il assurait tant bien que mal au système soviétique.


C’est d’ailleurs cette répression qui est au cœur de la mise en scène de Marcelo Lombardero, que ce soit à travers la projection de ce fameux article de la Pravda sur le rideau de scène à chaque changement de décor, la rigidité d’esprit et l’opportunisme grotesque d’une police d’Etat qui prend des allures de KGB ou le blizzard soufflant sur un camp désolé sorti tout droit de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne. Bien vu aussi l’inversement du rapport de force au sein du couple maléfique qui, chez Shakespeare, est mené par sa Lady quand c’est bien Sergueï qui tire, ici, toutes les ficelles avec une brutalité amplifiée par une gestuelle saccadée.


Mais l’opéra de Chostakovitch, par le voisinage étonnant de «Lady Macbeth», avec la noble gravité de sa référence littéraire, et du «district de Mtsensk», qui nous plonge dans la sauvagerie d’un trou perdu au fin fond de la Russie, est aussi une satire sociale trop souvent absente de ce spectacle. Entre la chambre à coucher de Katerina évoquant le misérabilisme de La Bohème de Puccini et le viol d’Aksinia prenant place dans un abattoir dont Boris est le patron, l’opposition entre une riche communauté de négociants et une petite paysannerie à peine sortie du servage passe complètement à la trappe. Fort heureusement, cette dictature de l’eurotrash s’atténue au fil de la représentation qui, peu à peu, devient plus fidèle au livret à l’occasion du mariage puis de l’exil en Sibérie, magnifiés par les décors de Diego Siliano. En un mot, une mise en scène qui commence mal et finit bien en ayant néanmoins l’immense mérite de faire réfléchir en évitant une littéralité trop immédiate.


En revanche, la distribution, dominée par la Katerina bouleversante d’humanité de Nicola Beller Carbone, n’appelle aucune réserve. A l’opposé d’une Galina Vichnevskaïa qui imposait jadis un portrait de femme fatale largement maîtresse de son destin, la soprano allemande campe une héroïne profondément lyrique en osant, dans ses ariosos, des pianissimi magnifiques. Face à elle, le Sergueï plus brut de décoffrage de Misha Didyk, qui ne fut pas pour rien le Hermann de Mariss Jansons dans La Dame de pique donnée à Munich l’an dernier, déploie un timbre de velours assez sombre et un beau legato même s’il chante rarement en dessous du mezzo forte. Enfin, le Boris d’Alexeï Tikhomirov s’inscrit dans la lignée des grandes basses russes avec un mordant idéal mais aussi un sens du cantabile qui lui permet de rendre pleinement justice aux élans valsés et quasi mahlériens de son monologue. Quant aux rôles secondaires, ils furent tous très bien tenus, avec une mention spéciale pour Alexander Teliga, qui campa magnifiquement deux personnages antinomiques: un pope à l’allure déjantée et un vieux bagnard aux accents déchirants.


Enfin la violence de la battue de Jacques Lacombe, dirigeant un Orchestre philharmonique de Monte-Carlo d’autant plus «chauffé à blanc» que ses trombones et tubas jouaient les passages les plus paroxystiques depuis les loges d’orchestre au lieu de rester dans la fosse, sut rendre parfaitement justice à la crudité de l’action. De ce fait les stridences, les glapissements et les vagues chromatiques sifflantes de la partition ne furent jamais éludés afin de suggérer parfaitement les coïts amoureux des deux amants, la torsion des boyaux de Boris ingurgitant une soupe empoisonnée ou les coups de fouet meurtrissant le corps de Sergueï. Fort heureusement, le chef québécois sut aussi rendre à merveille l’ambivalence d’une œuvre beaucoup plus mélodieuse et accessible que ne le laisserait penser sa réputation sulfureuse en ménageant des moments de pure poésie notamment dans les interludes, les airs bouleversants de Katerina ou les chants déchirants des bagnards qui évoquaient ceux des «vieux croyants» dans La Khovantchina de Moussorgski.


A travers cette magnifique exécution instrumentale et vocale, l’Opéra de Monte-Carlo a ainsi réussi son pari: ancrer cette Lady Macbeth dans la grande tradition russe sans jamais en occulter la part de modernité.



Eric Forveille

 

 

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