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Zemlinsky contre Leoncavallo : un duel au sommet

Monaco
Monte-Carlo (Opéra)
02/19/2015 -  et 22*, 25, 28 février 2015
Alexander von Zemlinsky : Eine florentinische Tragödie, opus 16
Zoran Todorovich (Guido Bardi), Carsten Wittmoser (Simone), Barbara Haveman (Bianca)
Daniel Benoin (mise en scène et lumières), Rudy Sabounghi (décors), Nathalie Bérard-Benoin (costumes)
Ruggero Leoncavallo : Pagliacci
Marcelo Alvarez (Canio), María José Siri (Nedda), leo Nucci (Tonio), Enrico Casari (Beppe), ZhengZhong Zhou (Silvio)
Allex Aguilera (mise en scène), Rudy Sabounghi (décors), Jorge Jara (costumes), Laurent Castaingt (lumières)
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, Maîtrise de l’Académie de Musique Rainier III, Stefano Visconti (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, Pinchas Steinberg (direction musicale)


Une tragédie florentine (© Alain Hanel/OMC 2015)


Au lieu du traditionnel tandem «Cav/Pag», l’Opéra de Monte-Carlo a eu l’audace de coupler le célèbre Paillasse de Leoncavallo avec Une tragédie florentine de Zemlinsky et c’est peu dire que le pari fut réussi. En effet, il existe plus d’une passerelle entre les deux œuvres: un sens de la concision donnant naissance à un opéra d’une heure chacun, une volonté commune d’échapper à l’ombre tutélaire des deux géants lyriques du XIXe siècle (Verdi pour l’un et Wagner pour l’autre), la concentration de l’action sur un triangle amoureux et le goût pour un certain expressionnisme. En revanche, «pomme de discorde» entre les deux compositeurs: le rôle de l’orchestre plus prépondérant et raffiné chez Zemlinsky alors que Leoncavallo privilégie la ligne vocale. Sans parler de la place de la mélodie qui est «continue» chez le musicien viennois quand son confrère italien préfère parfois les airs et numéros clos qui s’inscrivent néanmoins dans des scènes assez souples.


C’est pourquoi le chef-d’œuvre de Leoncavallo, avec plus d’un «tube» dans son sac (à commencer par le célèbre «Vesti la giubba», qui servira de bande-son aux Incorruptibles de Brian de Palma avec Kevin Costner et Robert de Niro), a conquis toutes les plus grandes scènes du monde quand la Tragédie de Zemlinsky, mise à l’index par les nazis, resta longtemps enfouie dans les oubliettes de l’art lyrique. Et ce, bien à tort: cet opéra, par ses couleurs chatoyantes, semble tout droit sorti des Gurrelieder ou du Chant de la terre. Peut-être parce que Zemlinsky fut le compagnon d’armes de Mahler (en dépit d’une rivalité amoureuse autour d’Alma Schindler) et le beau-frère et professeur de Schoenberg. En un mot, c’est «le monde d’hier» si cher à Stefan Zweig qui renaît à travers sa musique.


Pour Une tragédie florentine, le metteur en scène Daniel Benoin ose une transposition habile dans l’Italie mussolinienne; ce dont attestent des affiches de propagande à l’effigie du Duce et la présence de chemises noires visibles du balcon d’un intérieur bourgeois stylisé et situé au premier plan. C’est dans ce nouveau contexte que Simone endossera son uniforme fasciste avant d’étrangler, à l’aide de draperies tombées du plafond, le prince Guido Bardi. Par ce double symbole, il s’agit de montrer que la violence du mari trompé résulte autant de la jalousie que de la frustration sociale d’un marchand d’étoffes et de la violence politique inhérente aux dictatures.


Sur le plan musical, Pinchas Steinberg tire de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo des sonorités diaphanes et allégées et présente, par là-même, une lecture quasi debussyste de la partition. Si cette approche n’offre pas toujours le maelström symphonique attendu et manque un peu de tension dramatique, elle a le mérite de bien différencier les plans sonores et de ne jamais couvrir les chanteurs. Quant à la distribution, elle fut dominée par les mille couleurs du Simone de Carsten Wittmoser, capable de la rage la plus exacerbée comme de belles nuances en voix mixte. Face à lui, Zoran Todorovich et Barbara Haveman proposèrent une prestation plus prévisible mais bien chantante et contribuèrent à la réhabilitation justifiée d’un opéra trop négligé.



Paillasse (© Alain Hanel/OMC 2015)


Changement de décor absolu avec Paillasse, auréolé d’un plateau de stars et de mélodies mémorables. Commençons d’emblée par le sujet qui fâche: la prestation de Leo Nucci. Est-il bien raisonnable, à plus de 70 ans, d’endosser les habits de Tonio, créé par le légendaire Victor Maurel, qui était aussi l’un des barytons préférés de Verdi? Probablement pas à l’écoute de ce registre grave devenu sourd et de ces aigus souvent faux, tantôt émis en force, tantôt pris par en dessous. Et que dire de ce vibrato désormais envahissant? Alors certes, l’acteur a un charisme certain et fut vainqueur à l’applaudimètre d’un public acquis à sa cause. Il n’en reste pas moins qu’on préfèrera jeter un voile pudique sur cette prestation en réécoutant ce grand chanteur dans ses enregistrements légendaires des années 1980-1990.


Fort heureusement, le reste de la distribution compensa largement cette faiblesse à commencer par Marcelo Alvarez, qui livra une prestation exceptionnelle. Quel plaisir d’entendre ainsi des aigus aussi insolents, ronds et charnus, sans oublier ces attaques franches et cette homogénéité remarquable des registres au service d’une lecture colérique mais jamais vulgaire du rôle de Canio! Quant au couple d’amoureux, il opposa la Nedda un peu conventionnelle de María José Siri à la révélation de la soirée, le baryton ZhengZhong Zhou, qui campa un Silvio bouleversant d’humanité et doté d’un timbre de velours. Et surtout quelle science de la voix mixte lui permettant d’oser dans le duo d’amour des pianissimi superbes! Mention spéciale aux chœurs d’une grande justesse, menés avec une rare précision par Stefano Visconti. Enfin, l’orchestre était enlevé de main de maître par un Pinchas Steinberg nerveux mais noble, qui n’a jamais sombré dans les excès parfois faciles que des baguettes moins aguerries prêtent à tort au vérisme.


Cette vivacité, on la doit aussi à la mise en scène scrupuleuse d’Allex Aguilera. Qu’on n’attende pas de cet ancien assistant de Robert Carsen une remise à plat révolutionnaire du livret mais plutôt une lecture approfondie de la psychologie des personnages. C’est ainsi qu’on assiste au dernier acte à une inversion des rôles: ce sont les forains portant un costume de ville qui donnent une représentation de la commedia dell’arte devant des villageois grimés en clowns. Sans doute pour mieux montrer que la crudité du réel avait changé de camp. Toujours dans le même esprit, le travail sur la gestuelle (qui est le reflet de l’âme) est aussi phénoménal que ce soit dans la moindre mimique des choristes, les tremblements de Tonio, les mines outrées et hilarantes de Colombine ou la démarche titubante de Canio. En un mot, ce n’est plus Paillasse mais Cinéma Paradiso!


Finalement, c’est cette logique de mort résultant de l’autisme psychologique de Canio comme de Simone qui réunit, au-delà des différences musicales, l’univers de Zemlinsky et de Leoncavallo. Et ce fut tout le mérite de ces mises en scène monégasques de nous l’avoir montré avec une acuité inédite.



Eric Forveille

 

 

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