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La danse du chef

Baden-Baden
Festspielhaus
12/12/2014 -  et 13 décembre 2014 (Wien)
Franz Joseph Haydn : Symphonie n° 94 en sol majeur, «La Surprise»
Richard Strauss : Eine Alpensinfonie, opus 64

Wiener Philharmoniker, Andris Nelsons (direction)


T. Hampson, A. Großbauer, H. Weizmann (© manolo press)


Horaire exceptionnel, à 18 heures en semaine, pour ce concert de l’Orchestre philharmonique de Vienne à Baden-Baden, afin que musiciens et instruments puissent reprendre immédiatement leur avion de retour pour Vienne, où ce concert sera rejoué au Musikverein dès le lendemain. Si ce déplacement a été tardivement organisé, c’est afin que l’orchestre puisse recevoir le Herbert von Karajan Musikpreis, dotation financière de 50 000 euros décernée pour la douzième année consécutive par la fondation réunissant les principaux sponsors du festival de Baden-Baden. Après les Berliner Philharmoniker en 2004, les Wiener Philharmoniker sont donc le deuxième orchestre à recevoir ce prix, décerné d’autres années plutôt à des personnalités musicales de renom (Anne-Sophie Mutter, Alfred Brendel, Cecilia Bartoli, Helmut Rilling...), dont les rapports avec la nébuleuse historique Karajan sont, cela dit, parfois plus que ténus.


Rien de tel avec cet orchestre, que l’on a eu personnellement la chance d’écouter de multiples fois sous la direction de Herbert von Karajan, collaboration magique à plus d’un titre et devenant même miraculeuse sur la fin, lors des dernières apparitions publiques de ce grand maître pourtant déjà très handicapé par de douloureux problèmes de santé. C’était là une autre époque, mais de telles empreintes restent profondes et durables pour un orchestre, son comportement, sa sonorité, ses choix esthétiques...


Pour la circonstance, c’est en grande formation que les Wiener Philharmoniker se sont déplacés (et pour cause : on joue ce soir l’énorme Symphonie alpestre de Richard Strauss). Tous les musiciens affluent sur le plateau pour assister à la remise du prix par Horst Weizmann, président de la fondation, au violoniste Andreas Großbauer, représentant officiel de l’orchestre. Thomas Hampson se charge, lui, du discours d’hommage jugé indispensable en pareil cas. Reprenant les propos d’un article de presse récent, Horst Weizmann, qualifie le baryton américain de « George Clooney de l’opéra », ce qui ne manque pas de déclencher chez le principal intéressé quelques mimiques amusées. Mais ce soir c’est surtout à une belle démonstration de son statut de viennois d’adoption que Thomas Hampson va se livrer, dans un allemand idéal pour la circonstance, c’est à dire imbriquant à plaisir les adjectifs et adverbes concentriques, accumulations laudatives semblant retarder à l’infini l’arrivée du verbe qui va enfin donner un sens à la phrase. Discours emphatique, mais les circonstances le justifient, prononcé avec un accent savoureux, mélange inédit de sonorités américaines et autrichiennes. Des propos qui soulignent surtout la valeur patrimoniale des Wiener Philharmoniker. Un élément essentiel certes, mais avec pour corollaire un risque de muséification de cette phalange d’élite dont le principal défi est peut-être aujourd’hui d’essayer de rester un tant soit peu en phase avec le XXIe siècle dans lequel elle vit. Or ce point là, pourtant crucial, n’est pas abordé. En revanche les dernières phrases du discours sont alarmistes en ce qui concerne le devenir des institutions musicales un peu partout dans le monde, rognées à petit feu par les contraintes budgétaires et les procès d’intention d’élitisme. Comment transmettre l’héritage, comment redonner à chacun un semblant d’éducation esthétique, en permettant de mieux découvrir les trésors d’un art qui pourtant n’a jamais été aussi facilement accessible par la large diffusion des images et du son, mais qui n’est plus ni bien vu ni entendu ? Les Wiener Philharmoniker vont essayer de s’y employer en Autriche, en mettant en place des programmes éducatifs, notamment grâce au montant du prix qui vient de leur être octroyé.


Ce soir l’orchestre se produit avec Andris Nelsons, un chef à la carrière vertigineusement ascendante ces temps-ci. La toute première impression visuelle est bonne, le chef letton semblant avoir quelque peu minci, ou avoir trouvé un tailleur un peu plus compétent, ou peut-être les deux. Mais sitôt commencée la Quatre-vingt-quatorzième Symphonie de Haydn cette façon ouvertement spectaculaire de diriger un orchestre agace au plus haut point. On entend des cordes soyeuses à souhait, des vents boisés et cuivrés aux ineffables résonances patinées, et surtout on devine partout ce qu’un tel ensemble de virtuoses pourrait nous offrir s’il était impérieusement gouverné, empoigné, par un grand architecte du son. Or à quoi assiste-on sur le podium ? A une sorte de danse grotesque qui fait pléonasme avec la musique entendue, comme si la soirée était organisée pour des déficients auditifs.


Et pourtant il y a encore beaucoup de points où il serait possible de faire progresser ces musiciens merveilleux, en termes de modelé du son, de rebonds rythmiques et de mise en valeur des voix secondaires, mais ce n’est pas en exprimant des desiderata par le corps pendant que l’orchestre joue que l’on va forcément obtenir ce qu’on souhaite. En d’autres termes s’aplatir sous le pupitre ne va pas susciter de plus beaux piani, s’envoler à trente centimètres au dessus du podium pour chercher des fortissimi ne va pas les rendre nécessairement plus éclatants, et monter sur les pointes en cassant sa silhouette tantôt sur le genou gauche tantôt sur le genou droit, façon danse rustique, ne va pas rendre les impulsions plus savoureuses. Ces recherches là doivent être faites en amont, et les plus grands chefs du passé l’ont bien montré, de Böhm à Karajan, de Jochum à Abbado. On parle à l’orchestre, on le met en condition, on lui donne les bonnes clés, et le soir du concert, on se garde rigoureusement d’épate et d’entrechats.


Certes il y a eu des exceptions historiques à cette règle (Bernstein !). Mais qui regarde bien le chef américain (et d’innombrables documents visuels en attestent) pourra ressentir à quel point tout son arsenal gestuel était immédiatement capté et métabolisé par les musiciens. Avec Andris Nelsons on a tout juste l’impression que le chef danse sur la musique, ce qui n’est pas du tout la même chose. Pour en revenir à Haydn, il est très correctement restitué, et avec un tel instrument, comment pourrait-il en être autrement, mais ce n’est pas une exécution marquante. A un détail insolite près, le trio du Menuet, confié aux seuls chef d’attaque et qui devient donc de facto une musique de chambre pour basson et quelques cordes. C’est une « idée » dont même Harnoncourt s’était prudemment abstenu, et pourtant c’est très joli, au détail près que ce n’est pas prévu ainsi par le compositeur, et pour cause: quand Haydn a recours a ce procédé dans une symphonie, il le spécifie clairement, et surtout, il écrit avec un raffinement plus approprié à ce type d’exception. Et ce n’est de toute façon pas cette surprise là qui était attendue, mais bien le fortissimo avec coup de timbale qui doit nous réveiller au cours du second mouvement. Or ici ce n’est pas ce tutti qui nous surprend, mais plutôt un bond éléphantesque du chef une fraction de seconde avant. Passons...


Prodigieuse Alpensinfonie en seconde partie. D’une part parce que pouvoir contempler un tel orchestre du premier balcon du Festspielhaus, dans une acoustique de rêve, est un immense privilège : on obtient une connexion immédiate entre chaque son produit et chaque interprète qui l’émet, musicien doté d’un instrument en général splendide et parfois même insolite par son côté vieilli. D‘autre part parce que confronté au gigantisme du propos, le chef se concentre davantage sur l’essentiel et délaisse sa gymnastique au profit de tâches plus sérieuses. On se laisse facilement éblouir par l’aération des plans, la plasticité incroyable des masses sonores, l’imbrication des cuivres dans le reste de l’orchestre sans aucun éclat tapageur (fastueuse première trompette, même dans les suraigus les plus inconfortables). Jamais cette symphonie descriptive ne paraît longue ou bavarde, et pourtant elle l’est, et plus qu’un peu, mais on n’a pas le temps de s’en apercevoir. Parfois on franchit un peu trop ouvertement le mur du son, comme si le chef peinait à garder encore des réserves sous le pied, mais contrôler exactement tous ces déferlements est sans doute un privilège de maître d’œuvre de plus grande expérience. Globalement, un très beau satisfecit, bien sûr pour les Wiener Philharmoniker, mais cette fois pour Andris Nelsons aussi.



Laurent Barthel

 

 

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