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Mission Prokofiev

Vienna
Konzerthaus
10/27/2014 -  et 28* octobre 2014
27 octobre
Serge Prokofiev : Symphonies n° 1, opus 25 «Classique», et n° 7, opus 131 – Concertos pour piano n° 1, opus 10 [4], et n° 2, opus 16 [3]
28 octobre
Serge Prokofiev : Symphonie n° 6, opus 111 – Concertos pour piano n° 3, opus 26 [1], n° 4, opus 53 [4], et n° 5, opus 55 [2]
Behzod Abduraimov [1], Sergei Babayan [2], Denis Kozhukhin [3], Alexei Volodin [4] (piano)
Orchestre du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev (direction)


V. Gergiev (© Mariinsky.us)


Nul besoin de rappeler la richesse inégalée de l’offre musicale viennoise: la vie d’un mélomane passionné y est en permanence compliquée par des cas de conscience insolubles. Comment choisir entre l’Orchestre du Théâtre Mariinsky, le Philharmonique de Chicago et le Philharmonique de Vienne qui se produisent simultanément, ou à quelques heures d’intervalle, tous dans un rayon de quelques centaines de mètres en bordure du Ring. En ce début de semaine, le centre de gravité musicale de Vienne était incontestablement au Konzerthaus, entre les mains de Valery Gergiev.


De fait, le spectacle était autant sur scène qu’au dehors: dans la rue, défile un ballet interminable de voitures noires avec chauffeur; dans les loges, sont assis des rangées de diplomates; et cette jeune fille qui pianote avec virtuosité sur son iphone durant la majeure partie du programme, s’esclaffe parfois à la fin d’un solo et applaudit à tout rompre? Yuja Wang, qui vient prendre la température quelques jours avant sa propre performance du Deuxième Concerto de Prokofiev. Une salle comble, malgré un programme excessif, exigeant, titanesque et purement prokofievien proposé par Gergiev et son orchestre. Pensez donc: six bis, cinq concertos, quatre pianistes et trois symphonies en tout juste deux soirées!


Directeur du Mariinsky depuis plus de 26 ans, Valery Gergiev a patiemment modelé au fil des années les sonorités de l’orchestre, allant jusqu’à renouveler les instruments – des investissements s’élevant à plusieurs dizaines de millions de dollars. Le résultat: un timbre racé, à la fois homogène et autorisant des éclairs d’individualisme, extraordinairement puissant, des basses décadentes et des pupitres de vents à l’intonation impeccable. La fusion des timbres est parfois tellement sidérante qu’il en devient impossible d’identifier les instruments. Prenez les solos du premier mouvement de la Sixième Symphonie: est-ce une clarinette ou une flûte, un piano ou un basson? Il faut jeter un œil sur la scène pour lever le doute et se rendre compte qu’il s’agit de l’association des deux. Gergiev est parvenu à créer l’illusion d’un immense réservoir de méta-instruments, dont il dispose à sa guise.


Cette truculence sonore pourrait vite se transformer en démonstration si elle n’était dépourvue de tout narcissisme; la musique de Prokofiev coule ici comme une évidence, et on oublie rapidement l’émerveillement pour se concentrer sur le langage du compositeur. La Première Symphonie, sous la baguette de Gergiev mériterait certainement plus l’épithète «romantique» que «classique», s’appuyant sur une assise de basses décadentes et traversée par un immense phrasé legato. Le dernier mouvement seul revendique pleinement son modernisme, atomisé et déstructuré par les élans fougueux des instrumentistes. L’approche rutilante de la Septième Symphonie ne serait d’ailleurs pas déplacée dans une symphonie de Tchaïkovski, et en particulier la pseudo-valse du deuxième mouvement. A l’opposé, la monumentale Sixième apparaît plus introvertie, comme remplie de l’intérieur par une pâte dense en expansion; seul le dernier mouvement s’autorise une démonstration de virtuosité implacable qui circule d’un pupitre à l’autre.


Avec quatre pianistes se relayant sur scène, le concert prend soudain des faux airs de finale de concours international. Alexei Volodin (né en 1977) délivre une interprétation virile du Premier Concerto, osant les timbres les plus variés dans un but expressif et conclut l’œuvre en pleine transe. C’est un pianiste engagé, porteur d’un message et prêt à abuser de tous ses moyens techniques pour le démontrer. On le réentend dans le Quatrième Concerto pour la main gauche, moins athlétique certes, mais délivrant sa caractéristique sonorité puissante, claire et tranchante.


Dans le Cinquième Concerto, Sergei Babayan (né en 1961) est le doyen de ce quatuor de pianistes, et cela s’entend un peu; ses grandes paluches traversent le clavier à toute allure et pourtant une force tranquille, une puissance sereine émane de son instrument et imprime sa personnalité à chaque phrasé. Les véritables surprises proviennent des deux plus jeunes recrues; tout d’abord Denis Kozhukhin (né en 1986), dans un Deuxième Concerto névrotique, qui alterne épisodes désespérés et implosifs. L’entrée orchestrale à la fin du premier mouvement procure un frisson malsain, comme sorti tout droit des profondeurs de l’enfer. Kozhukhin caractérise les voix intermédiaires par soustraction, en enlevant de la matière pour en ressortir une sculpture sonore. L’effet holographique est saisissant, et il faut regarder ses doigts bouger pour être convaincu qu’il y a bien un unique piano sur scène.


Le pianiste Behzod Abduraimov (né en Ouzbékistan en 1990 – Gergiev était déjà aux commande du Mariinsky depuis deux années...), a un talent particulier pour extraire l’essence des timbres de chaque note. Son approche très dansante du Troisième Concerto est esthétique, raffinée, tout en nuance mais sans mièvrerie. Il faut entendre les échanges entre orchestre et soliste, où le piano reprend les notes dans un clavier qui semble cousu de velours.


Ce parcourt initiatique de deux jours permet d’appréhender d’un trait la diversité du langage de Prokofiev; il est clair aussi qu’on ne sort pas indemne d’une expérience aussi radicale (en témoignent les rangs plus clairsemés en fin de seconde soirée). Gergiev arpente fiévreusement le monde avec son orchestre, tel un gourou investi d’une mission musicale, et il faut reconnaitre qu’il sait communiquer cette urgence dans les salles.



Dimitri Finker

 

 

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